-         Mes respects mon Commandant

-         Rompez. Sachez que je suis Capitaine. Apprenez-vos grades, bon sang de bonsoir. Qui êtes-vous ?

-         Je m’appelle Duchamp, Duchamp Paul, sapeur au 1er régiment du génie, compagnie 5/14, matricule du recrutement de Nevers 1192, carte du combattant n° 28403, mon Comm… mon Capitaine.

-         Parlez-moi de vous, matricule 1192… D’où sortez-vous votre crasse ?

-         Et bien voilà, mon nom est Paul Duchamp. Paul Emile Duchamp. Emilie était la sœur de mon père, ma tante donc, et accessoirement ma marraine. Voilà pourquoi on m’a donné comme deuxième prénom Emile. C’est joli Emile, vous ne trouvez pas ? C’est très moderne. Il y a de grands Emile. Zola, Loubet, Allais. Bon d’accord, le dernier est encore un bambin, mais il sera très connu plus tard, un grand skieur

-         Un quoi ?

-         Un skieur, quelqu’un qui dévale les pentes enneigées sur des planches de bois. Ce sera un sport très à la mode plus tard. Aujourd’hui on ne l’a pas encore inventé.

-         Fanfaron et visionnaire, je vois… Ensuite ?

-         J’aurais bien aimé intervertir mes deux prénoms. On m’aurait appelé Milou. C’est mieux que Paulot non ?

-         Va pour Emile, mais passons… Vos parents ?

-         Je suis le fils unique de Léon Duchamp et d’Anne Pierrot. Mon ascendance connue remonte au 17ème siècle, huit générations au-dessus de moi. Avec tous ces Duchamp accumulés, ça en aurait fait de la terre, haha. Nous sommes à peu près tous natifs de Saint-Aubin-les Forges, d’Urzy ou de Guérigny, trois patelins alignés sur à peine 5 kilomètres . Je suis moi-même né à Guérigny le 22 novembre 1895.

-         Des bouseux quoi… Où se trouve Guérigny ?

-         C’est à une dizaine de kilomètres de Nevers. Guérigny est réputé vous savez. C’est là que se trouvent les forges (ex royales) de la Chaussade. On y fabrique des ancres et divers accessoires métallurgiques pour la Marine. Le bassin nivernais est réputé pour son fer, ses forêts de chênes et ses cours d’eau. C’est tout bon pour les forges. Je compte trois maîtres ancriers et un aide contremaître parmi les Duchamp de mon arbre généalogique.

-         Ah c’est mieux. Et que fait votre père… Léon, c’est ça ?

-         Mon père était Commis de la marine. Il va finir sa carrière au grade d’Agent de 2ème classe, Officier d’administration de la Marine. Bon moi, les forges, ce n’est pas trop mon affaire. Je lis trop paraît-il, et mes mains sont trop douces pour le métal. J’entamerais bien des études de droit après la guerre pour travailler, pourquoi pas, au contentieux de la SNCF.

-         SNCF ? Connais pas…

-         C’est normal, ça va être créé en 1937 seulement. Ce sera la fusion des grandes compagnies ferroviaires françaises en une seule société nationale.

-         Bon mon petit gars, arrêtez d’inventer n’importe quoi. Quoi d’autre ?

-         Je viens juste d’avoir mon bacho. Je peux vous être utile aux cartes, au commandement des terrassiers… Ah oui aussi, du côté de ma mère, ma lignée est en majorité composée de charbonniers et de charretiers. Une belle coïncidence que je sois versé dans le Génie, non ? Lorsque j’ai eu huit ans, j’ai suivi mes parents à Toulon, un des plus grands ports militaires de France. Mon père y avait été missionné. Quel voyage pour ma famille qui n’était jamais sortie de son trou. Ce furent certainement les plus belles années de ma jeunesse. La mer, le soleil, la lumière…  J’en garde des souvenirs de liberté. Je dessinais plutôt bien et reproduisais au crayon à papier les animaux de la ferme, les chevaux. Si vous voulez, je peux dessiner les chevaux d’attelage qui transportent les pierres ici, ou bien les trouffions, ça mettra de l’ambiance non ?

-         Euh…

-         Dans ma jeunesse, pas si lointaine, je n’ai que 19 ans, mon père était débonnaire mais savait se faire respecter. Il était très grand et fin, comme je le suis devenu moi-même. Ah on rigole bien quand on est tous les deux. Ma mère, c’est tout le contraire. Elle est incapable de sourire, même sur les photos. A la maison, c’est elle qui porte la culotte, si vous me permettez l’expression. En toutes confidences, je suis content d’être ici, au moins j’échappe à son emprise. Son amour pour moi est rude. Mais je suis un bon fils, tout va bien. Je n’ai de toute façon pas d’autre choix.

-         Et là, vous venez de la Nièvre ou de Toulon ?

-         Après quelques années, nous sommes remontés à Guérigny et le train-train a recommencé. Nous habitons une petite maison, rue de la Société, il n’y a pas d’étage. Le jardin attenant est essentiellement dévolu au potager. Si vous avez besoin de faire pousser des légumes ou quoi que ce soit, demandez-moi.  J’ai retrouvé mes cousins Marthe et Jules Crotet, cousins du côté de ma mère. On est assez peu reproducteurs dans ma famille, j’ai très peu de cousins. Marthe et Jules ont à peu près mon âge. Jules est mort dans les premiers jours de la guerre. J’ai une autre cousine, Denise Victor, la fille de ma tante Emilie. On l’appelle plus souvent Victorine, parce qu’elle a une petite moustache. Elle a dix ans de plus que moi, elle est comme la grande sœur que je n’ai pas.

-         Donc vous avez votre bacho. Ce n’est pas très courant dans le régiment…

-         J’allais au lycée de Nevers. J’y étais pensionnaire. C’était un déchirement à chaque fois. Je quittais l’autorité maternelle pour trouver celle des professeurs et des pions. Et gare à moi si je rapportais des notes moyennes à la maison. Alors je n’avais pas d’autre choix que d’être bon élève. Ça m’évitait les coups et les punitions. Comme ne pas accompagner mon père à la pêche le dimanche et pendant les vacances. J’allais au lycée le lundi matin et revenais le samedi par la patache. C’est une sorte de grosse diligence inconfortable tirée par deux chevaux. Le trajet dure un peu plus d’une heure et on a le temps de se durcir les fesses.

-         Qu’est-ce qui vous amène ici matricule… euh… 1192

-         C’est au moment où je suis devenu bachelier que la guerre a éclaté. J’avais 18 ans. J’ai devancé l’appel comme la plupart d’entre nous. On est une génération de vrais patriotes, notre armée a de la chance ! Mes parents, comme plein d’autres, viennent de participer à l’emprunt de la Défense Nationale 1915. Ils ont versé près de 2.000 francs or en échange de billets de banque. Une sacrée somme. Etant fils unique, on m’a dirigé dans le Génie. J’avoue que de me planquer dans les tranchées et faire office de chair à canon ou finir à la boucherie de Verdun, si je peux éviter, je n’insisterai pas.

-         Mais qu’est-ce que vous racontez ? C’est quoi cette histoire de chair à canon ? Et que se passe-t-il à Verdun ?

-         Bah, vous verrez ça suffisamment tôt. Bref, j’ai devancé l’appel, j’ai fait quelques classes et formation au camp d’Avor puis au 7ème bataillon de Besançon. On m’a rapatrié au 1er bataillon Versailles où on m’a proposé de faire partie de l’expédition des Dardanelles. J’ai bien aimé le mot « expédition », comme une aventure rapide, une opération éclair. Et les Dardanelles, ça claquait bien. Je n’en avais jamais entendu parler dans mes leçons de géographie française. Je ne savais pas du tout où cela se trouvait. Je n’aurais jamais deviné que c’était en Turquie, Dardanelles, ça ne fait pas trop turc ! Je me suis porté volontaire immédiatement. Le 18 septembre me voici embarqué sur le bateau à Marseille. Après un court arrêt à Bizerte, je suis arrivé avec les compagnons à Moudros hier, le 24. Elle est jolie à visiter, l’île de Lemnos ? Excusez-moi mon Capitaine, c’était pour rire. Un collègue m’a dit que vous souhaitiez me voir. Et me voilà.

-         Oui, j’ai vu quelques éléments dans votre dossier et je souhaitais quelques confirmations. Dans un premier temps, je crois que vous serez aptes pour la prochaine corvée de patates. Mais avant cela, dites-moi comment vous voyez votre parcours d’ici la fin de la guerre.

-         Laissez-moi réfléchir deux minutes… Et bien, dans deux mois j’ai 20 ans. J’aimerais bien avoir quitté Lemnos pour passer mon anniversaire au Détroit des Dardanelles, au plus près de l’action. Vous croyez cela possible ? Ensuite, le 20 décembre, 1915 hein, ça serait bien que vous m’envoyiez à Salonique dans l’armée d’Orient. Je pense qu’il n’y aura plus grand-chose à faire aux Dardanelles. Sauf votre respect, je crois que les Alliés vont s’y enliser… Et puis je vais y chopper le palu !

-         (Étranglement du Capitaine)

-         Je sais monter à cheval, donc je pourrai faire l’officier de liaison. Je vois régulièrement passer des avions. Ça a l’air trop bien. Je me verrais bien être versé l’année prochaine dans l’Aviation, le 2ème groupe par exemple. Ça devrait bien nous amener jusqu’à mon retour en France pour un congé d’un mois et un séjour de plusieurs mois à l’hôpital des paludéens de Sancerre, il faudra bien ça. Et puis la guerre ne sera pas terminée encore et j’aimerais changer de continent. En février 1918, une affectation au Maroc dans l’aéronautique, l’escadrille 557, ça serait parfait mon Capitaine. J’y tomberai chastement amoureux de la fille d’un gros propriétaire fermier qui pourrait m’assurer un bel avenir. Et puis finalement, je retournerai en France, à Paris, reprendre mes études, être affecté à mi-temps au Bourget, potasser et passer en accéléré mes deux premières années de Droit. J’aurai le béguin pour une caissière de la Magistrature et, comme d’habitude, je tairai ma flamme. Je serai démobilisé le 12 septembre 1919. Je serai Sergent.

-         Et bien, matricule 1212

-         1192 mon Capitaine

-         Oui, bon, matricule 1192, vous savez ce que vous voulez

-         Ah oui, et j’oubliais aussi pour plus tard, je serai un inconditionnel de Charles de Gaulle

-         Charles qui ?

-         Charles de Gaulle, un patriote qui va sauver la France. Il sera général. Et c’est pas uniquement parce qu’on est né le même jour. Il a cinq ans de plus que moi quand même. Quel homme !

-         Bon, vous allez finir par me donner la migraine. Demandez où sont les cuisines et allez aider aux patates. Je vous ferai dire prochainement ce que j’attends de vous.

Un an tout pile après, me voici revenu aux environs de Thessalonique. Je suis porteur d’un projet. Un projet (d’écriture) qui n’est pour l’instant qu’un prétexte. Mon grand-père, Paul Duchamp, a participé à la guerre 14-18, d’abord quelques mois au détroit des Dardanelles puis sur le front d’Orient, basé à Thessalonique. J’ai retrouvé son carnet de route, je l’ai retranscrit et j’en ferai peut-être quelque chose. Aujourd’hui, je viens sur ses pas, 107 ans après, prendre l’air et chercher peut-être l’inspiration. Les pas se sont effacés, les noms, les lieux ont changé, j’ai fait des recherches préalables, j’en ai retrouvé quelques-uns, pas tousA cette époque, nous parlions encore d’Empire Ottoman, de Constantinople… Pas encore d’Union Soviétique. Il y avait encore un tsar.

Le contexte géographique et historique en 1915 en quelques mots… Le détroit des Dardanelles est un étroit défilé qui joint la mer Egée à la mer de Marmara, au bout de laquelle se trouve Constantinople, capitale de l’Empire Ottoman, alliée de l’Allemagne et ennemi des Alliés (France, Grande Bretagne, Russie…). Les Turcs tiennent les deux rives, la rive d’Occident et la rive d’Orient. Au niveau de Constantinople, un autre détroit encore plus étroit mène à la mer Noire où rivalisent (rives… alisent) la Grande Russie au nord et à l’est, la Turquie au sud, la Bulgarie (alliée des germano-turcs) et la Roumanie (neutre) sur le flanc ouest. Les Austro-hongrois, alliés des allemands, continuent de faire menace sur les Balkans et notamment la Serbie (alliée de nos Alliés). La région sort à peine des dévastations de la guerre des Balkans (1912-1913). Bref, c’est le désordre dans le coin. Il s’agit de trouver le moyen de relier la Russie de ce côté-là puisque ce n’est pas possible au niveau terrestre plus haut et d’affaiblir au maximum l’emprise de l’Empire Ottoman et son impact occidental autant que moyen-oriental jusqu’à l’Egypte (chère aux britanniques). Comme on le constate, la Première Guerre Mondiale ne se cantonne pas aux fronts l’est français comme nous la réduisons (et l’apprenons) le plus souvent. La Guerre d’Orient a plus que son importance dans le déroulé et surtout la fin générale du conflit.

Pour en revenir à l’expédition des Dardanelles, menée de 1915 à 1916 par les français et les britanniques conjointement, ce fut un bide total. On en trouve les causes a posteriori. Impréparation, décisions trop tardives permettant à la Turquie de se défendre, incohérences d’actions, terrain compliqué, voire imprenable, etc. Résultat des courses, 25.000 morts côté Alliés. Avant la débâcle totale, mon grand-père a été rapatrié à Salonique (aujourd’hui Thessalonique) où il a incorporé l’Armée d’Orient qui défendait les positions au nord de la Grèce actuelle (Bulgaro-turcs d’un côté, Allemands et Austro-Hongrois de l’autre). L’Albanie, à peine indépendante, affichait sa neutralité. La Bulgarie, qui voulait récupérer ses territoires jusqu’à la Mer Egée, avait choisi le mauvais camp. L’Italie, qui avait des intérêts dans la région, finit par s’allier aux Alliés et à apporter ses forces. La Serbie se défendait vaillamment. La Macédoine qu’on avait amputé de chaque côté, était prise entre tous les feux et n’avait de moyens que sa rage. La Roumanie, elle-même convoitée par les russes d’un côté, les Bulgares de l’autre et les Hongrois d’un troisième, mit le temps mais finit par se ranger du côté des Alliés… Il faut une carte pour comprendre les enjeux de la région.

La Yougoslavie n’existait pas encore (décembre 1918) et n’existe plus. Les Etats fusionnent puis défusionnent. C’est rarement pacifique. Et on compte les morts. Et on n’a plus assez de doigts pour les compter…

Bref, étant dans l’impossibilité de refaire la Guerre, sans motivation d’ailleurs, je vais tenter de suivre et de comprendre celle de mon grand-père soldat. Un grand-père que j’ai côtoyé pendant 27 ans et qui me semble bien inconnu. Il n’a jamais parlé de sa guerre, qui l’a pourtant évidemment marqué au plus profond et fait ce qu’il est devenu ensuite. Je ne l’ai jamais interrogé. A ma décharge, j’étais jeune et surtout je ne savais pas. Comme parfois, ce sont les petits-enfants qui décident du nom dont ils affubleront leurs grands-parents. Ce n’était pas Grand-Père, Pépé ou Papy… Ce grand-père poilu, nous l’appelions Bompé…


Tout commence à Marseille…


16 septembre 1915

On nous rassemble sur le quai de la gare de Versailles. On a bien fait du boucan depuis la caserne, les badauds nous applaudissaient, heureux de nous voir partir pour sauver la France. Nous, nous ne savons pas trop à quoi s’attendre, nous sommes gonflés à bloc et sûrs de notre affaire. Ça ne sera pas long. Nous sommes pour la plupart des pouilleux de province, la plupart d’entre nous ne sait pas lire,mais aller faire leur affaire aux Turcs est une balade de santé. Combien sommes-nous ? Suffisamment pour occuper un train complet. Le train siffle sa vapeur et s’ébroue à 8h15. A Juvisy, on nous ajoute deux wagons et sa ration de poilus. Pareil à Montereau.

Le train roule à la vitesse d’un escargot infirme et nous prenons notre mal en patience. Le voyage se poursuit sans incident. Des camarades ont déjà sifflé leur ration alors qu’on les a prévenus que le voyage serait long. Comme ils ont enlevé les sièges, nous pouvons nous allonger sur le plancher et je passe une nuit épatante, bercé par le roulis et le bruit ambiant. J’ai dû rêvé d’une victoire imminente. A mon réveil, le paysage a changé d’un coup. C’est le midi. Mes souvenirs de Toulon remontent. Et nous arrivons finalement à Marseille à 16h30, bien endoloris après plus de trente heures de train.

Nous ne sommes pas au bout de nos peines puisqu’on nous fait marcher plus d’une heure sac au dos sous une chaleur écrasante de fin d’été. Direction Le Prado où nous passons la nuit dans un vaste bâtiment, dernier vestige de l’exposition coloniale, sans porte, avec des fenêtres sans carreau, sur la terre nue avec le sac comme oreiller.

Nous sommes le 18, Guérigny me paraît loin. Nous avons quartier libre jusqu’à 11h30 Avec quelques copains de circonstance, nous faisons toute la corniche en train et déjeunons vers le théâtre. La belle vie avant l’inconnu. A 12h30, on nous rassemble. Pas un ne manque heureusement, il fait vraiment chaud à attendre, et nous allons embarquer quai de la Joliesse. C’est encore 1h30 de marche, alourdis de nos vareuses et de notre sac, mais le cœur allégé par les acclamations de la foule tout au long du parcours. Dès notre arrivée sur le quai, le Natal nous avale tous et nous nous entassons sous l’entrepont, dans une salle sans fenêtre. Vous imaginez bien l’état de la troupe qui ne s’est pas lavée depuis près de trois jours ! Je crois que je me souviendrai toute ma vie de l’odeur du soldat.

Nous appareillons enfin à 17h30 et une brise chaude mais légère nous rafraîchit quand même. A 18h, on apprend qu’on peut coucher dans les cabines et c’est le branle-bas de combat. Je bondis avec les copains et on trouve une chambre à quatre couchettes où nous nous installons immédiatement. Tant pis pour les autres. A la guerre comme à la guerre ! A 20h, on nous sert un repas épatant et la ration de vin égaille la troupe. Après une promenade sur le pont à la nuit nous partons nous coucher. Mais la chaleur est étouffante, notre cabine se situant à côté des machines Et je ne vous parle pas du bruit. Je dors quand même d’un sommeil de plomb, la tête envahie de pensées exotiques. Je n’ai jamais quitté la France.

Le 19 est le début de quelques jours de routine, mer calme, des navires qui passent au loin, la troupe qui prend ses marques sans heurts conséquents. Je vois passer le phare des Salins. Et une nouvelle nuit commence, plus agitée, comme la mer qui devient houleuse et retourne l’estomac de bien des nôtres. Et puis voilà les côtes de la Tunisie sur tribord et nous entrons dans la rade de Bizerte. Petit à petit, l’ennui gagne les hommes. Les jours passent. Nous contournons Malte le 21 au matin. De loin, l’île semble plate et rocailleuse, sans arbre, sans ombre. Nous essayons les gilets de sauvetage. Il était temps. Nous sommes partis depuis cinq jours. Le 23 à minuit, nous sommes réveillés en sursaut par la tempête. Le roulis et le tangage me provoquent un sévère mal de mer, et je reste couché toute la journée. Les gars me disent que, de toute façon, il est impossible de rester sur le pont. La cabine commence à sentir le fauve. Encore une odeur en mémoire.

Le 23, nous traversons la Mer Egée. Voici la Grèce promise. Nous passons plusieurs îles et parions sur le nom de chacune d’elles sans nous accorder. Après les grosses chaleurs du départ, maintenant on gèle. Mais la nuit est meilleure. Et le 24 septembre à 7h du matin, nous arrivons enfin à Moudros, sur l’île de Lemnos que nous n’avions pas vu arriver dans la nuit. Nous défilons parmi les navires des escadres françaises et anglaises qui attendent l’ordre de se diriger vers les Dardanelles, à 80 ou 100 kms de là. Nous ne débarquons qu’à 15h et sommes obligés de faire quatre kilomètres sur un terrain montagneux, sans un arbre mais sous un soleil de feu. Sans rien que des pierres et du sable. Bienvenue à la guerre !

Nous arrivons au dépôt. C’est un groupement de tentes où campent tous les renforts du génie qui arrivent ici. Nous sommes à côté d’un campement de sénégalais. Le dépôt est entouré de fil de fer barbelé et il est impossible d’en sortir sous peine de conseil de guerre. A peine arrivés, nous dressons une petite tente de six. C’est la première fois que je couche sous la tente. Il y a quelques villages de loin en loin, quelques indigènes drôlement habillés qui se promènent sur de petits ânes.

Je vais rester trois semaines à Moudros avant d’embarquer enfin pour le front.

Alors moi je veux commencer par Lemnos, comme lui Dans des conditions évidemment bien plus confortables. Hôtel à Agia Triada, petite station balnéaire face à la baie de Thessalonique. On doit être hors saison, comme disait le célèbre coiffeur pour dames Francis K. Brel . Le covid laisse toujours des traces, quelques établissements de front de mer mis à l’abandon. Le vent décorne les vieux, la mer est agitée, marron. Il fait presque froid. La plupart des restaurants de bord de plage sont fermés. Ils attendent un mois ou deux, et le monde des weekends et des vacances. Le premier restaurant ouvert est le bon. Maquereaux au vinaigre chauds et moules grillées sur vraies nappes blanches . Topissime. La barre est déjà haute.

J’ai totalement merdé dans mes réservations de ferry. Voyageur novice. Le téléphone me réveille pour me demander comment s’est passé ma traversée de retour de Lemnos. Je n’y suis même pas encore parti. Comme dans la grande vadrouille, j’ai interverti le 6 et le 9. Il n’y a pas de ferry tous les jours. Je dois modifier l’organisation de mes premiers jours et repousse mon séjour à Lemnos. J’annule mes premières réservations. J’y laisse quelques plumes. Moi qui déteste prévoir et planifier, me voilà attrapé.


Ayant temporairement perdu la trace de mon grand-père, je m’oriente vers la Thrace. Haha. La Thrace est la partie septentrionalorientale de la Grèce, arrachée à l’Empire Ottoman et à la Bulgarie. En réalité, chacun des trois pays en a un bout de cette Thrace. On s’y sent un peu moins en Grèce qu’ailleurs dans le pays. Cette partie éloignée n’attire pas le tourisme de masse. C’est tant mieux, il y règne l’authenticité encore. A Xanthi par exemple. 65.000 habitants. La vieille ville est superbe. Les grandes maisons néoclassiques et colorées témoignent d’une opulence passée, du temps des riches négociants de tabac bulgares. L’opulence a passé et la ville se réinvente. Je pense à certaines villes albanaises. De beaux cafés, une jeunesse qui les investit. La ville nouvelle n'a pas d’intérêt patrimonial mais est dynamique. Dans les pâtisseries, ce sont des loukoums longs et gros comme des saucissons mous, pour ne pas évoquer autre chose, et des sucreries bien huileuses. Vous avez dit la Grèce ? En tout cas loin des cyclades.

Comment appelle-t-on les anciens habitants de la Thrace ? A ma droite, on me dit les Thraciens… Meuh non, meuh non, alors les habitants des montagnes seraient les Haut-Thraciens, et ceux en bordure de mer les Bas-Thraciens ? Et pourquoi pas les Crap-Hauts et les Bas-Veux ? Haha, tout ça pour ça. Relisez Astérix. En Thrace, il y a les Thraces…

Au nord de Xanthi, je pars en excursion dans les montagnes où se trouvent les villages pomaques. Echinos, Thermes, Myki et d’autres, une vingtaine. Encore une particularité de la non-Grèce. La frontière bulgare est à quelques kilomètres à peine. La population y est musulmane, les minarets pointent. Les gens ne doivent plus trop savoir qui ils sont, ballotés par l’Histoire, grecs, bulgares et turcs à la fois. Les touristes viennent à peine. Hors des sentiers battus comme on dit. Les dames ont de l’embonpoint, engoncées dans de longues robes noires et couvertes d’un fichu, les plus âgées portent un vêtement plus traditionnel avec des broderies. Les hommes sont habillés n’importe comment, comme d’habitude. Les boutiques sont à l’ancienne, sombres, pas de frais de vitrines. J’achète un beurek au fromage. Je ne retiens pas le nom local. Le vendeur s’illumine de ma nationalité et me parle du Paris St Germain. Pour 2,50€, je me fais servir un biftekia avec des frites et tomate. On m’offre même un verre d’eau, là où ailleurs on te débouche une bouteille d’eau minérale sans que tu le demandes et qui sera consignée sur l’addition.

Ce matin, il fait enfin vraiment beau, je traîne sur la grande place de Xinthi, capuccino et croissant. Je vais plus loin dans la Thrace, plus à l’est. Détour par le bord de mer. En passant, Abdera, village calme où les gens, les hommes surtout, traînent dans les cafés de la place centrale. J’adore. Des ruines plus loin. On ne peut envisager la Grèce sans quelques empilages de pierres. Les ruines ici sont au ras du sol. On voit très bien de l’extérieur qu’il n’y a rien à voir. Le site est payant, mais je suis radin. Au port, des voiliers proposent des croisières vers les îles de Thassos, Samothrace et Lemnos. Une belle trotte. Je longe la mer. Des petits ports de plaisance perdus. Quelques immatriculations bulgares, pour les amoureux de la Méditerranée, eux qui n’y ont pas accès, leur mer est Noire. Un couple de cigognes m’interpelle depuis son nid. Une tortue suicidaire, herrisson local, traverse la route. Je m’arrête. On se regarde. Google Maps me certifie que je peu traverser la rivière Lissos à gué. Je renonce. Le courant est trop fort. Je tiens à récupérer ma caution. Je me déroute sur d’autres chemins de pierre assez stabilisés. Il me faut bien un petit lot d’aventures, qui n’arriveront jamais à la cheville de mon grand-père. Halte déjeuner à Fanari, une des nombreuses petites stations pas encore fréquentées. Sur de belles tranches de pain moelleuses grillées, j’étale une couche de fromage blanc épais bien poivré puis de la sardine grillée émiettée. Mama mia ! Je suis guetté par les mouettes patientes comme des vautour et les chats persistants comme la glu.

Kolomiti est une ville plus loin en Thrace. 60.000 habitants. Bien agréable, elle confirme la turquisation de cette partie de la Grèce. Outre ses nombreuses pâtisseries (je me laisse tenter), il y a une quantité étonnante de restaurants et de cafés pour une si petite ville. Plusieurs ont un look très bobo, ça me paraît bizarre compte tenu de l’ambiance générale, et les jeunes sont en nombre. Génération spontanée. Ce sont eux qui bousculent les traditions. Ils refusent l’immobilisme et c’est plutôt bien. Que d’autres en prennent de la graine à contraindre leurs jeunesses.

Plus loin encore à l’est, c’est Alessandropouli sur la côte. 70.000 habitants. A part quelques musées, mais il fait trop beau pour que je m’y enferme et un agréable front de mer, c’est une ville récente au plan quadrillé, sans intérêt touristique. La frontière turque est à 30 kms. Pour m’y rendre, alternance de front de mer avec de jolies plages qui invitent. Deux choses s’y opposent : mon manque de maillot de bain et mon manque d’envie. Cela semble baignable pour ceux qui aiment la fraîcheur. Et un peu de campagne avec fleurs des champs et coquelicots sur les bas-côtés. Quand il y a des coquelicots nouveaux mesdames, c’est le bonheur. Je me dit qu’on n’a pas encore tout massacré. La partie n’est pas totalement perdue. Retour par la grande route à deux voies. Superbe.


Quelques jours après mon arrivée à Lemnos, on nous rassemble et j’apprends que je pars au front dans 20 minutes. Je fais mon sac et nous partons pour aller embarquer à Moudros. Là on s’aperçoit que nous sommes trop nombreux et on retire les premiers sapeurs, dont j’étais. Nous passons la nuit à Moudros pendant que les camarades voguent vers Salonique. Je ne suis pas expert militaire, mais je trouve qu’on nous fait bien faire du mouvement inutilement. Le temps que je passe sur l’île est occupé à remuer des cailloux, faire des remblais, aplanir les sols pour accueillir plus de troupes. J’ai le temps d’aller parfois piquer une tête dans la mer mais il commence à faire froid. Nous ne sommes pas nombreux à savoir nager. J’ai un copeau, Frédéric. Nos temps libres, qui sont nombreux, nous les occupons à fumer et à parler de nos régions. Il est de Picardie. Nous nous arrangeons pour dormir dans la même guitoune. Nous apprenons que la Bulgarie vient de démobiliser en Grèce. Alors, vont-ils nous envoyer sur le front des Dardanelles ou sur celui de Macédoine ?

Les nuits sont très froides. Le 2 octobre au matin, nous avons eu une alerte, un aéroplane ennemi s’est signalé. On entendit au loin une courte canonnade de mitrailleuse et l’avion ne paraît pas. A 12h, nouvelle alerte. C’était un dirigeable français qui survolait la rade de Moudros et se dirigeait vers les Dardanelles. Le lendemain, les camarades partis pour Salonique sont tous revenus au dépôt. Il y a un nombre formidable de troupes qu’on ramène du front à Lemnos. C’est là que se fait la concentration pour un nouveau débarquement. Peut-être serai-je de la partie, je le souhaite ardemment. Le soir, je suis allé prendre un bain de mer. A 9h on prévient les copains revenus du matin qu’ils repartent. Et à 7h, ils reprennent le chemin de Moudros. Toutes les troupes débarquées ont rembarqué. De 7h à 9h, je prends la garde vers une pointe non loin de notre camp.J’ai l’impression qu’ils ne savent pas trop décider des priorités à l’état-major.

Réveil à 4h. De toute façon, il faisait trop froid pour dormir. A 9h, départ pour Moudros. Tout le génie, l’infanterie, la marine, les Sénégalais… Nous venons à Moudros pour charger et décharger les bateaux. Nous faisons la cuisine pour l’escouade. C’est tout à fait la vie en campagne. Rebelote le lendemain, départ pour le port à 9h. De 9h à 10h on a déchargé des sacs d’avoine. A 11h, maigre ration et à midi on revient au travail de terrassement jusqu’à 6h. Je suis de corvée à la boulangerie. Il a fait hier soir vers 7h un orage comme on en voit peu en France. Pluie diluvienne et vent formidable. Nos guitounes ont transpercé, nous étions inondés à l’intérieur, et encore il nous fallut tenir les piquets pour que le vent ne les arrache pas. Vent formidable toute la nuit. Jolie nuit où nous dormons arcboutés le plus possible.

C’est dimanche. Nous partons rouler des demi-muids que nous embarquons au port. J’en profite pour aller voir Frédéric à l’hôpital. Il me paraît peu malade mais sera néanmoins évacué en France. Quel veinard. Moi j’apprends que je pars le soir même ou le lendemain pour le front. C’est la délivrance (et on peut appeler cela une délivrance) car je commençais à en avoir assez de cette vie à Moudros. Je prépare le sac et j’attends le départ. Contrordre, nous ne partons que le lendemain. Je me débrouille pour coucher dans un marabout que les Sénégalais viennent de quitter, afin de ne pas défaire ma toile de tente et ma couverture. A 7h on nous fait déménager, mais, ne voyant plus clair pour monter une guitoune, je me couche avec un camarade contre une botte de foin et 4 sacs d’avoine sur lesquels on tend nos toiles de tentes. Assez mal dormi, il faisait trop froid.

Départ retardé. Comme je ne faisais que d’aller à la selle, claire comme de l’eau, je décide de prendre de la nourriture qui me tienne le ventre. Je mange une omelette de 6 œufs, de la soupe, des barres de chocolat, je prends un peu de muscat comme vin fortifiant et j’attends. Mais mon estomac n’étant plus habitué à semblable nourriture, j’attrape une indigestion soignée avec une forte fièvre. Je passe une très mauvaise nuit bien que les camarades m’aient prêté leurs capotes et m’aient fait chauffer du lait condensé.

Le 13 octobre, enfin. Le matin je vais mieux. Je n’ai plus de fièvre. On reçoit l’ordre de partir à 10h. Malgré ma faiblesse, je pars pour 2 kms à pied, sac au dos. A 12h30, nous levons l’ancre à bord du Saint-Brieuc avec 300 sénégalais, de l’artillerie et de l’infanterie coloniale, escortés de contre-torpilleurs. La mer est bonne (heureusement pour moi qui a la tête lourde et le cœur en pâté). A 9h, on nous fait prendre les armes, un sous-marin à bâbord. On regarde fiévreusement, le fusil chargé. C’était un torpilleur anglais. Ça ne fait rien, mais ça a fichu le mal de mer à plusieurs. A 7h, on arrive, la canonnade fait rage. Une violente fusillade se fait entendre sur la gauche. On vient accoster le River Clyde (transport que les Anglais ont lancé à la côte pour débarquer les troupes au début de l’expédition). Et on débarque dans Sedd ul Bahr en ruines à la file indienne, par crainte des marmites. On nous divise à l’état-major, et nous partons par petits groupes vers les compagnies auxquelles nous sommes affectés. Moi je vais à une compagnie de corps, la 9/14. Je passe la nuit tout seul, dans un petit abri, dévoré par les puces. Malgré la canonnade, je ne me réveille qu’à 6h.


Me voici enfin à Lemnos. Moudros n’est pas le point de débarquement du ferry. C’est Myrina qui fait office de capitale de l’île. J’ai une émotion certaine quand je regarde fixement l’île approcher depuis le bateau, au vent de la fin de journée. Bompé a accosté là il y a 107 ans. Ça ne change rien à l’histoire, mais ça me fait un petit truc au fond de moi. J’ai une quinzaine de minutes à pied pour rejoindre mon hôtel, une valisette à roulettes allégée remplace le sac à dos lourd de mon aïeul. La toute fin de lumière rouge du soleil alliée aux puissants projecteurs du ferry rend l’eau du port d’un bleu turquoise surnaturel étonnant.

Je loue un scooter.

Lemnos est la 8ème île grecque par la taille. Du fait de sa situation excentrée et probablement de sa topographie, elle n’attire pas le tourisme de masse. Les vacanciers d'été sont grecs et familles. Ce n’est pas Mikonos, heureusement. Très rurale, très nature, très verte. Un vrai bonheur en cette saison. Les bas-côtés et les landes sont des feux d’artifices floraux. J’en prend plein les narines de ces fleurs jaunes. Les coquelicots ont ici une couleur rouge sombre.

Je me rends d’abord sur les lieux de souvenirs de Bompé. Moudros, où il a accosté et où les armées étaient cantonnées en attente d’embarquer pour les Dardanelles, est aujourd’hui une bourgade tranquille. La baie est certes vaste, mais il est difficile d’imaginer que plus de 500 bateaux de guerre, croiseurs et cie, y ont mouillé, que plus de 30.000 soldats y ont débarqué de 1915 à 1917. Quelques bateaux de pêcheurs ne se battent pas pour occuper la place aujourd’hui. Sur une terrasse ensoleillée pépère, je déguste des petits beignets au fromage et une excellente purée de pois cassés parfumée, garantis typiques de Lemnos. Il y a deux cimetières militaires britanniques et de l’ANZAC (Australie, Nouvelle Zélande et Commonwealth). Sont alignés des petits plots où sont inscrits le nom, le régiment et l’origine du soldat, ainsi que son âge (la plupart entre 19 et 23 ans). Ils sont bien là, c'est en pleine campagne, c'est le calme absolu, c'est parfaitement entretenu. Un soldat mort indien est inconnu. Qu’était-il venu faire ici ? Sans doute contre son gré. Idem pour ces australiens, ces néo-zélandais… Il y a juste un monument pour commémorer les morts français, mais pas de cimetière. 10.000 français sont morts lors de la campagne de Gallipoli (Dardanelles). Beaucoup sont morts de maladie. La Grèce n’était pas hygiéniquement fréquentable comme aujourd’hui. Les infections devaient vite dégénérer et les hôpitaux montés à la va-vite déborder. 17.000 français ont été blessés. Le plus lourd tribut est attribué aux britanniques : 21.300 morts. En même temps, ce sont eux qui ont poussé à l’opération. Churchill a fait partie des décisionnaires.

Et je me rends aux deux bourgs cités par Bompé : Lychna et Varos. L’un parce qu’y était cantonné son ami Frédéric, l’autre parce que s’y trouvait le dépôt (de munitions ? de nourriture ? de chambre ? haha). Ce sont aujourd’hui des petits bourgs sans intérêt, avec petite église, petit monument aux morts, et personne dans les rues. J’y passe rapidement. Lemnos, Moudros particulièrement, a bien remué dans l’histoire moderne. Port de base lors de la guerre des Balkans (1912-1913). Port de base et de ravitaillement des Alliés pour la campagne des Dardanelles (1915-1916). Lieu de signature de l’Armistice de la Turquie en 1918. Occupation par les Allemands lors de la 2nde guerre mondiale. On y passe aujourd’hui sans rien voir de tout ça, si on n’y fait attention. Une autre île est plus proche du détroit des Dardanelles, Gokce Adasi, mais elle est turque. Sur la carte, j’ai mis en rouge un trait jusqu’aux Dardanelles. Les deux rives sont toujours turques. L’une des côtes est en Europe, l’autre est en Asie. Istambul est bien protégée. Il n’y a rien sur le bout de terre. Peut-être simplement quelques monuments de souvenir.


J’ai la chance d’un franc beau temps aujourd’hui. Je parcoure l’île sur de belles routes et d’autres, de campagne, pierreuses mais assez dures. Sur la côte nord, plus sauvage avec des paysages de collines vastes et de mer somptueux, il y a un étonnant endroit de rochers sédimentés. En réalité, l’île étant d’origine volcanique (ce qui ne se remarque absolument pas), ce sont des blocs en fusion qui, au contact de la mer et du sel, ont donné des formes arrondies étonnantes. Certaines ont un aspect vulvaire comme si cela avait été modelé par des êtres préhistoriques libidineux. L’espace n’est pas vaste, n’est accessible que par un chemin de terre et sans parking. Lemnos garde secrets ses trésors. Et c’est bien.

Plus loin, avec toujours le même type d’accessibilité, il y a un ensemble de grandes dunes, sans doute unique en Grèce. La nature et les espèces y sont préservées. On regarde de loin. Les petits villages sont agréables à traverser. Le port de Myrina est tranquille, d’autant que les ferrys accostent maintenant à un nouveau port, pas très loin, mais préservant la quiétude de la « capitale ». Pas de voiture le long du quai, quelques restaurants et cafés, une petite marina, une rue commerçante piétonne avec de belles boutiques, la plupart fermées. Je ne comprends pas les horaires d’ouverture en Grèce. 9h30-13h puis 18h-20h30 indique l'une d'entre elles.

Le village de Kontias est superbe, planté de grosses bâtisses en pierres brutes. Un musée d’art moderne des Balkans est côté, mais il est malheureusement fermé. Aujourd’hui, il pleut, fait froid et venteux. Pas très agréable en scooter.

Je vais quand même voir l’incontournable Panagia Kakaviotissa, perdue dans la montagne. Ça ne passe pas d’un côté, la route est barrée. J’essaye d’un autre. On ne pourra pas dire que je ne suis pas pugnace. Quelle récompense ! Ça grimpe sur un chemin pierreux. Je suis seul au monde. Un troupeau gigantesque de moutons fait un boucan de cloches du diable. Reste un sentier de vingt minutes à faire à pied. Encore une explosion d’euphorbes, de chardons et bas épineux, et de coquelicots, et de ballottes (ce que me dit Plantnet). Ce territoire est magique, la vue est époustouflante, des deux côtés de l’île c’est la mer, les roches sont parsemées de mousse couleur rouille.

Mon grand-père est venu sur l’île il y a 107 ans. Il n’est pas venu y faire du tourisme. Il a remué des cailloux, transbordé des victuailles, aidé à la popotte, pris son mal en (im)patience, espéré aller au front au plus vite ! il a eu froid, il a été malade, il a pris des bains de mer aussi, rigolé avec des camarades. Ses écrits montrent de l’insouciance et de la résignation. Pourquoi les hommes tout le temps ? Allez savoir…


14 octobre

Vers 7h, on nous affecte à nos escouades respectives. Tout à coup, je transporte mes affaires à un abri, Vlan ! un schrapnell éclate à 300m de moi à peu près. Je n’ai pas eu le temps de me coucher, je l’ai vu éclater. Aussitôt on fait rentrer tout le monde dans les abris. Boum Boum ! d’autres schrapnells sur notre cantonnement. Résultat : quinze chevaux blessés, quatre sont tués, un homme blessé, et du premier schrapnell, un officier anglais qui passait sur la route, tué. Ça a été mon baptême du feu. A 9h, un aéroplane français passe sur notre gauche. Les Turcs le bombardent violemment. Nous sommes à 4 kms de la côte d’Asie et à 6 kms de la ligne de feu. Le soir, on nous emmène travailler dans des carrières sous la côte d’Asie. Une dizaine de schrapnells retombent à notre rentrée du travail sur le cantonnement. Juste le temps de nous terrer. Violente canonnade toute la nuit et toute la matinée. La côte d’Asie ne ménage pas ses obus. Elle en lance un sur la batterie qui est derrière nous. Il passe en sifflant au-dessus de nos têtes. A midi, en allant à la selle, je m’aperçois que je fais du sang. Je me fais porter malade. Le médecin m’envoie à l’hôpital.

Je suis vite guéri. Je retourne au camp. On m’affecte à la voierie. On m’occupe à creuser une rigole pour l’écoulement des eaux. Puis j’empierre une route à Sedd-Ul-Bahr.La Côte d’Asie nous bombarde toujours violemment. Elle coule un chaland qui traînait, juste en face de nous. Je vais voir mon ami Provost qui loge à 800 mètres de moi. Nous passons la soirée ensemble. Nous parlons du pays. Nous sommes heureux. Je n’ai toujours pas reçu de lettre. Je change de travail, je vais à la carrière. Le temps est épouvantable. La pluie nous rince jusqu’aux os. La côte d’Asie nous lance des schrapnells, les premiers dans la mer, mais tous dans la même direction (la nôtre) en allongeant le tir. On commence à se rincer. Moi, je m’en vais les mains dans les poches pour faire mon flambard, sans me presser. Boum ! un schrapnell éclate au pied de la carrière à environ 50m de moi et un éclat passe en sifflant à hauteur de ma tête et s’enfonce dans la terre en face de moi. Ça m’a rudement donné à réfléchir, et je conserve l’éclat. Si j’avais continué à avancer, j’étais tué. 5 minutes après, un schrapnell éclate à 20m à peu près du mur contre lequel nous étions groupés. Heureusement, personne de blessé. Ça nous avait tout de même fait passer un froid dans le dos. Il pleut des cordes et des schrapnells.

1er novembre. Je vais au cimetière saluer les victimes du débarquement. Je remarque la tombe d’un nommé Lusignier de Cosne. A 10h, j’assiste à un combat aérien entre un Aviatik et un aéroplane français. On entend les coups de mitrailleuses. Le tout au milieu d’une multitude d’éclatements d’obus. Le Boche passe juste au-dessus de notre cantonnement, sans jeter de bombe heureusement. Ce matin, la côte d’Asie bombarde violemment le Saghalien, un grand paquebot que nous avons échoué pour former un quai de débarquement, non loin du River Clyde, de façon à ce que les bateaux soient à l’abri de la côte d’Asie pour décharger leurs cargaisons. L’échouage s’est produit la nuit dernière, c’est ce qui fait que, dès l’aurore, les Turcs, qui ne s’attendaient pas à cela, ont bombardent tout. Ce soir, le camarade de chambre est évacué. J’arrangeais l’abri et je faisais brûler des papiers et journaux dehors, en causant avec un camarade quand tout à coup un Boum, une marmite de la côte d’Asie qui éclate à 40 mètres de nous à peu près. Le déplacement d’air a failli nous renverser et, heureusement, nous n’avons reçu que de la terre, c’est de la chance !

Au dîner, j’ai mangé des poireaux à l’huile et au vinaigre. Je les ai dégustés, ça me rappelait le pays et me changeait du riz et des macaronis. Je retourne voir Provost chez lui dans une cagna d’officier, avec un lit de cordes, une table, une cheminée, etc. Le veinard. Le soir, Giroud, Barandin, Cheprouny, de la 4/14, viennent me voir. Je n’ai pas pu leur causer longtemps, il était tard. Giroud revient lundi. Le lendemain, je reçois trois lettres mouillées et déteintes. Deux enveloppes sont décollées. La guigne ! Renseignements pris, le feu a pris au bateau et on a été obligé d’inonder les sacs, une partie des colis et lettres ont brûlé. De 4h à 7h, il y a eu une de ces attaques de la part des Turcs comme je n’en avais jamais vue. Si vous aviez entendu cette canonnade et cette fusillade. Tout était en feu. La fusillade a continué toute la nuit. Je ne connais pas le résultat de l’attaque.

22 novembre. J’ai 20 ans aujourd’hui. Quel gueuleton. Il fait froid, il fait vent, il pleut. Je viens de recevoir un colis de 5kg parti du 1er. Il n’a pas mis longtemps. C’est avec ça que je vais fêter mon anniversaire. J’en partage un bout avec Provost qui est passé me voir pour l’occasion. Il n’y a plus un jour de répit. La Côte d’Asie nous balance ses obus. Tout saute en l’air quand ça tombe. Après un temps d’été inattendu, voilà que cela s’est mis au froid, vraiment très froid. On gèle sur place. Il a même déjà neigé. Et le vent se met de la partie, un vent froid violent qui soulève la neige. Fontaines et ruisseaux, tout est maintenant gelé. A partir d’aujourd’hui, je suis un régime contre la jaunisse, ni vin, ni viande, ni affaires salées. Me voilà au lait et aux pâtes. Le soir, canonnade chez les Anglais. Vers 9h30, les Turcs lancent un schrapnell sur notre cantonnement qui tue un malheureux nègre.

12 décembre. Cette nuit, violent bombardement sur les premières lignes. Ce matin, la côte d’Asie lance une dizaine d’obus sur un chalutier qui entrait au port. Tout le front était en feu, toutes les pièces crachaient. C’était probablement cette attaque que les prisonniers faits il y a 4 ou 5 jours avaient annoncé. Peut-être a-t-elle échoué. Les Anglais ripostent depuis le port de Seddül-Bahr. Décidément il ne fait plus bon de passer le soir dans le village, surtout que pour revenir, je suis la voie Decauville qui longe la plage. Et c’est là précisément qu’ont eu lieu les explosions hier. 4 entonnoirs sur la voie en moins de 50 mètres de distance. Si vous aviez vu les wagonnets et les morceaux de rail voltiger en l’air. Il y a eu 2 zouaves de tués et d’autres soldats blessés.

Un autre matin, pendant que j’étais au bureau, la côte d’Asie nous lance un 105 qui creuse le sol en entonnoir d’où je viens et envoie des morceaux de ferraille jusqu’au fond de mon abri, perçant des boîtes que j’avais sur une planche. Si j’avais été dedans, je ne pouvais faire autre chose que de recevoir des éclats. Une vingtaine d’obus font des dégâts et une dizaine de blessés. Un zouave couché reçoit l’obus qui lui entre par la nuque, sort par le derrière et s’enfonce en terre où il éclate. Le malheureux mort sur le coup était littéralement déchiqueté.

Enfin, on nous demande de nous tenir prêts à partir pour le soir. Moi je dois embarquer à 3h avec les bagages du bureau. A 5h, j’embarque avec une voiture sur un ponton. A 8h, on embarque les voitures de notre génie et des Sénégalais à bord du « Ste Hélène ». Nous couchons sur le pont et il fait si froid qu’on ne peut dormir. A 6h, arrivée à Moudros, où nous ne débarquons pas. On nous transborde sur le « Ville de Bordeaux » et le soir, à 4h, nous levons l’ancre. Nous couchons dans l’entrepont. Il y a à bord 400 sapeurs et 350 zouaves pris à Moudros. Nous sommes escortés par une canonnière. Temps épatant, mer d’huile. Nous montons sur le pont. Le froid nous empêche de dormir. Nous sommes le 19 décembre. J’étais dans l’enfer des Dardanelles depuis plus de deux mois.

Moi aussi j’embarque demain matin, direction Kavala, récupérer ma voiture, et m’inspirer de la suite de la guerre de Bompé du côté de Thessalonique.