Sur le bateau qui me ramène de Lemnos, j’ai quatre heures à tuer. « Tuer le temps », en voilà une expression bizarre. Disons quatre heures à ruminer. Comme les vaches impassibles et les trains, je regarde les gens parsemés sur le pont. La plupart, adeptes du rock and scroll, ont les yeux rivés sur l’écran de leur téléphone, et leurs doigts s’activent sur une échelle qui va du machinal au frénétique. Aucun n’a un livre en main. Je termine « La mère » de Maxime Gorki, tellement universel et qui nous confirme que l’homme n’apprend jamais rien durablement. L’histoire se situe dans les prémices de la révolution soviétique. L’éternelle histoire des dominants et des dominés. Les paysans et les ouvriers sont asservis par une classe autoritaire qui n’hésite pas éloigner et faire disparaître le moindre supposé opposant. C’est tellement actuel. Une mèche rebelle qui sort d’un foulard et couic, un opposant au monarque qu’on empoisonne, les masses influencées, des peuples éradiqués, d’autres stérilisés, d’autres encore sous caméra de surveillance permanente… Les masses frustrées se rebiffent, renversent l’autocrate, il l’a bien cherché. La coupe est pleine.  Mais voilà l’humain qui revient avec ses gros sabots, trop offensé, il se venge et veut s’imposer à son tour, y compris sur ses frères et sœurs d’arme. Une autocratie remplace l’autre. Le shah parti, voici les mollahs. Leonid aux oubliettes, gloire à toi Vladimir ! Autrefois, on maintenait le peuple dans l’ignorance, c’était pratique. Seuls les mandarins savaient lire et détenaient la science, la connaissance donc la puissance. C’est un des thèmes de « La mère », prison, bannissement, déportation et mort à celui qui osait prétendre s’instruire, donc savoir, donc le faire savoir, donc soulever le peuple. Aujourd’hui c’est pareil mais différent, on manipule. La Russie envahisseuse s’érige en victime. Et le peuple dit Da ! Da ! libérons nos frères des naziskis ! L’iranien barbu ou l’afghan hirsute tue au nom du prophète qui dit bien ce qu’on veut qu’il dise. Et quand entendra-t-on « Ci-gît » Ping ? Les juntes « libératrices » promettent démocratie et élections… qui ne viennent pas. Le gâteau n’est pas assez grand à partager. Pourquoi faire voter des hommes pas plus futés que des dromadaires ? Ce n’est jamais le bon moment. Pendant ce temps-là, les tribus amazoniennes se rikikisent, les tibétains meurent, les ouïghours, les rohingyas. Les dominants, et souvent l’église en fait partie, s’arrogent le droit d’affamer, de violer, de torturer… J’arrête là, mon optimisme va me jouer des tours ! Bref…

Et je commence « L’amour retrouvé » de Véronique de Bure, que m’a préconisé mon ami William. Dès les premières pages, je sens le gentil livre, un que je pourrais écrire si j’avais du talent. Il raconte en substance qu’on côtoie ses proches et qu’on ne les connaît pas tout à fait, ou qu’on les perd de vue facilement. Quand les parts d’ombre remontent, on s’étonne, on s’insurge éventuellement, on se réinvente l’histoire, on perd sa place et parfois, on comprend mieux. Et ça me ramène à mon grand-père, Paul Duchamp, père de ma mère. Quand je suis né, il avait déjà 65 ans. Cela me paraissait vraiment âgé. Je l’ai toujours connu cheveux blancs. C’était un bel homme, les traits fins. J’ai une photo de lui en soldat, fine moustache brune. Ma mère a hérité de cette finesse (pas la moustache hein !) et si Tom devait avoir pris quelque chose de mes gênes, ce serait Duchamp plutôt que Watiez. Il était sérieux, autoritaire, intransigeant. Il se targuait de ne jamais aller au café, à son sens lieu de dépravation. Prendre du plaisir, pourquoi faire ? Tout le contraire de ma grand-mère, sociable et bienveillante. En tant que grand-père, question de génération sans doute, il jouait au chef de famille, qu’on écoute et respecte. Il laissait à ma grand-mère le soin d’exprimer l’amour et la joie. La futilité donc. Si elle n’avait pas été là, qu’aurait-il bien pu faire de nous ? Il n’aurait même pas su nous faire à manger ! Les rôles étaient étanches en ce temps-là. C’était comme ça et c’était finalement bien dans mon ressenti de gamin. Quand il entamait la Morvandelle, « Allons les morvandiaux, chantez la morvandelle… », on rigolait avec lui en roulant les R et forçant l’accent bourguignon qu’il n’avait pas, mais qui voisinait avec l’accent berrichon que ma grand-mère avait. Une façon de se moquer ? Et combien de fois m’a-t-il dit en clignant de l’œil que Monsieur et Madame Garcin avaient eu un fils qu’ils avaient appelé Lazare. Il était cheminot, je le rappelle. Il travaillait justement à la gare St Lazare et revenait tous les midis dans le 12ème arrondissement pour déjeuner à l’appartement. Ma grand-mère devait donc être présente et faire la ménagère. Puis il repartait travailler. Un jour, il avait décidé que sa femme et lui feraient chambre à part. Il n’avait pas la promiscuité chevillée au corps. A sa décharge, ma grand-mère avait le ronflement très sonore d’une armée de tambours. Ça nous faisait rire, nous les petits, lors des siestes que nous ne faisions pas dans la grande maison de Deux-Lions. Bompé avait gardé la chambre de leur petit appartement parisien et Mamée, ma grand-mère, dépliait chaque soir le canapé-lit dans leur petit salon.

Je me souviens d’une poursuite que nous eûmes à Deux-Lions. Je ne sais pour quelle raison, je lui avais tenu tête, j’avais eu la bêtise de l’insolence, juste pour avoir raison, ce que notre écart d’âge ne pouvait admettre. Je devais avoir 8 ans. Je m’étais enfui. Il m’avait coursé. J’avais forcément la partie perdue mais j’avais continué. Il était trop tard pour renoncer, je l’aurais de toute façon cette belle râclée. Il avait fini par me rabattre vers un cul-de-sac d’où je ne pouvais m’échapper. Il était furieux comme jamais nous ne l’avions vu et ma grand-mère, spectatrice, avait dit « Il va le massacrer… ». Je ne me souviens que de cette course et pas de la suite. Je suppose qu’il n’avait pas osé me frapper et que j’avais dû finir la journée dans le noir de ma chambre, sans manger, ou une punition similaire. C’est curieusement un bon souvenir. Le fait est que je n’ai jamais récidivé. Une autre anecdote du même acabit qui nous fait encore rire, Bompé était chasseur, prétexte à partir avec son chien marcher dans la campagne et revenir bredouille. Il pestait contre les paysans du coin qui détruisaient les haies pour mieux passer leurs engins, agrandir leurs champs, mais de ce fait, détruisaient de potentiels abris aux animaux sauvages. Le fermier voisin lui avait signalé qu’un lièvre se tapissait dans le champ de maïs qu’il allait bientôt moissonner. Rendez-vous fut pris au jour du moissonnage. Le champ était vaste et Bompé nous installa, un copain et moi, à chaque bout pour faire le rabattage au cas où le lièvre venait à s’échapper de notre côté. Le lièvre réussit évidemment à s’enfuir et nous nous sommes bien fait disputer pour incompétence. A l’époque, on ne nous rappelait pas le respect deux fois, il allait de soi et nous ne le remettions pas en cause. Tiens tiens, peut-être comme ces ouvriers et paysans russes d’avant qu’ils réalisent qu’ils pouvaient penser… Les horaires étaient stricts quand nous étions à Deux-Lions. Le dîner était à 19h30. Il faisait chabrot et mettait un peu de vin dans sa soupe, de même que dans ses fraises qui venaient du jardin. A 20h pile, c’était l’heure du communiqué, le journal télévisé, et nous nous battions pour allumer la télé pour lui. A partir de ce moment-là, plus question de dire un mot, nous écoutions les informations comme en religion. Lui seul s’arrogeait le droit de faire des commentaires. S’il nous prenait de pouffer de rire, nous les enfants, il nous remettait à notre place vertement, nous menaçait de nous mettre la tête entre les deux oreilles ou nous donnait l’ordre de sortir de table. C’était la seule chose que nous attendions. Le dimanche, il avait droit à un feuilleté à la viande préparé par le boulanger. Lui seul y avait droit. Je trouvais que c'était assez injuste, même si, y ayant goûté une fois, je n'avais pas trouvé ça bon. Mais nous étions consolés des roussettes que nous concoctait Mamée. J’étais le seul garçon. Sans qu’il me préfère, il savait mieux quoi faire avec moi. Nous avons un peu pêché ensemble, mais je n’étais pas très silencieux ni patient. Nous repeignions le portail, nous allions au potager, il me confiait la tonte de la pelouse… Je lui en veux aujourd’hui de n’avoir jamais parlé de sa guerre, de ses guerres, de son boulot, de ses parents. Je l’aimais bien quand même ce grand-père qui parfois se chipotait avec mon père, son gendre, au déjeuner arrosé du dimanche midi. Je ne comprenais rien à leur politique. Mon père n’était pourtant pas très progressiste. Alors quoi ? C’était Pompidou contre Poher qui les mettaient dans cet état-là ? Bompé fut mon dernier grand-parent en vie. Décédé à 93 ans. Il avait reçu peu de temps avant, signé de François Mitterrand, un diplôme commémorant les 70 ans de la fin de la guerre 14-18, adressé aux anciens combattants encore en vie. Sa vie aurait pu être raccourcie, comme bien d’autres, au bout de la péninsule de Gallipoli avant même qu’il n’engendre.

Mais voilà qu’il va débarquer à Salonique pour un autre front, celui dit d’Orient.

20 décembre 1915

On passe les filets qui longent l’entrée du golfe de Salonique. On arrive dans le port au milieu d’une zone de transports. Je vais avec les voitures, on les arrime sur des chalands. A 4h, nous touchons terre. On débarque les voitures. On les met au parc. Et avec mon caporal, je vais en ville. Quelle ville. Des rues couvertes éclairées à l’électricité, des tramways, des civils en quantité habillés comme en France, des officiers et soldats de tous les uniformes. On couche dans un hôtel. Mes amis, quel changement !

Le lendemain, autre son de cloche. Il pleut à torrents. Les voitures arrivent à notre campement provisoire en terrain net. On nous donne une part de foin et on couchera là-dessus. Le soir à 5h, je pars en ville avec un camarade. On mange dans un restaurant. On nous sert des plats grecs de toutes sortes. On s’offre tout ce qui nous fait plaisir : vin, gâteaux, fruits. A 3h, j’étais allé à cheval prendre des ordres du commandant du génie et on m’apprend qu’on part le lendemain à 3h par chemin de fer.

A 8h, départ avec les voitures. On fait 4 kms sur la route Salonique – lac Doiran et on arrive à une petite gare. Un train nous emmène à travers plaines marécageuses et sauvages. Les montagnes sont couvertes de neige. On construit bien vite des guitounes sur terrain humide. La nuit vient et on se couche. Il fait un froid terrible. Le lendemain, on construit la guitoune du bureau. Des convois interminables passent sur les routes, de tous les uniformes.

Le 24 décembre, plus que d’habitude, on entend le canon tonner au loin. Comme réveillon, rien. Avec un camarade, on achète un mouton pour l’escouade. 16 Francs, pas cher. Et c’est le premier Noël que je passe loin de ma famille. On travaille comme d’habitude. Un abbé vient dire la messe en plein air au camp. Tout le monde tousse la nuit dans les pauvres guitounes. Je vais à l’intendance à cheval porter des ordres. Mon cheval s’enlise dans des sables mouvants. Je le croyais bien perdu et tout seul. Heureusement que la brave bête s’est peu démenée et j’ai pu la tirer de là. Mais que j’ai eu peur.

Et on continue plus loin sur la ligne de Doiran mais plus près du front. Je pars avec les voitures, monté sur le cheval de tête. Nous mettons notre journée pour faire les 5 kms. Les nuits sont glaciales, avec forte gelée blanche le matin. Le jour, le soleil est assez chaud. Je retourne le soir à cheval à l’intendance. J’ai les fesses en compote. Je n’avais jamais tant fait de cheval.

Nous approchons de la nouvelle année. On aperçoit un Aviatik. On entend au loin le canon. Ce matin, une escadrille de 5 Taubes est venue bombarder les ouvrages stratégiques et le pont du chemin de fer à 100 mètres de nous. Leurs bombes n’ont pas atteint leur but, sans quoi le ravitaillement du front de Doiran était totalement interrompu. Le soir, 4 avions blindés français sont partis sur le front par la même voie qu’avaient pris les Taubes. Dans la nuit, on entend hurler les loups et japper les chiens qui gardent les troupeaux.

Au rassemblement du matin, le capitaine, en nous souhaitant bonne année, dit l’ordre du jour de Joffre aux troupes. A midi, nous avons jambon, noix, oranges, mandarines, cigares, café, rhum.

Une semaine plus tard, je vais à l’enterrement de six victimes du bombardement de la veille. Il y avait un Serbe de tué et un piquet de Serbes rendait les honneurs. Il y avait beaucoup de monde, toutes les armes. Il y avait des Grecs, des Anglais, des Serbes, etc. Durant toute la nuit et la journée, des trains de troupes avec des zouaves, des artilleurs, des coloniaux défilent vers Salonique. Un coup se prépare par là.

Et j’attrape un furoncle au derrière. J’arrête le cheval pour un moment.

Le 13 janvier, on apprend la chute des Dardanelles pour lesquelles tant de soldats sont tombés. Ça nous a fait quelque chose à nous qui en revenons.

Le bateau me débarque à Kavala où je retrouve ma voiture. Je file à trente kilomètres au nord. J’ai trouvé un studio très sympa à Drama. C’est une petite ville sans intérêt immédiat. Le petit centre que j’ai bien du mal à dénicher, croyant presqu’il n’y en avait pas, est petit à petit avalé par les immeubles. On y trouve pas mal de cafés dans des ruelles et restaurants. J’expérimente un bouyiourdi avec des morceaux de saucisses. C’est une sorte de machin, mélange cuit de feta, de kasseri (autre fromage) de tomate et de poivron. Ça cale. Drama faisait partie de l’Empire Ottoman pendant plus de 500 ans, jusqu’au début du 19ème siècle, puis est passée sous la coupe de la Bulgarie qui revendiquait la Grèce Egéenne. C’est finalement avec la guerre des Balkans en 1912 et le traité de 1923 instaurant le grand remplacement que la ville a été définitivement attribuée à la Grèce. Le grand remplacement, à l’instar de la Partition en Inde, a consisté en l’échange des populations turques et grecques. Les Turcs de Grèce, parfois établis depuis plusieurs générations, retournèrent en Turquie. Idem dans l’autre sens. C’est bien sûr brutal pour les familles pour la plupart intégrées, mais rend les frontières plus définitives en évitant des sursauts de nationalité futurs. Drama est aussi sur la via Egnatia, construite par les romains pour relier Constantinople à Brindisi, la Rome d’Orient à la Rome d’Occident. Elle passe également à Thessalonique, Edessa et Florina où je prévois d’aller plus tard. Il y a même un nom de rue, la principale, qui s’appelle Via Egnatia à Thessalonique.

Je me lance ensuite dans une traversée vers l’ouest, au piémont des montagnes qui longent la Bulgarie au nord, jusqu’au lac de Doiran. Et je retrouve l’Histoire. Le lac a empiété sur le rivage, laissant toute une franche d’arbres plantés dans l’eau comme des gibets, noirs et morts. A petite route d’avant nécessiterait un véhicule amphibie. Les oiseaux migrateurs y trouvent refuge. Je vois des nuées de pélicans. On doit être en pleine saison des amours batraciennes. Ca fait un boucan du diable. Mais, même en prenant mon temps, je ne vois pas l’âme d’une bestiole d’où viennent les cris. De l’autre côté c’est la Macédoine du Nord, qui faisait autrefois partie de la Grande Serbie. D’ailleurs, au sud du lac, il y a un petit poste frontière où je ne vois que des camions attendre le droit de passage. Doiran était le point de confluence du front d’Orient. A droite avec la ligne bulgare, à gauche avec la ligne serbe. Une petite ligne ferroviaire la reliait avec Thessalonique, essentielle pour l’acheminement du ravitaillement et des troupes. La petite gare est rénovée, la voie unique existe toujours, mais je ne suis pas sûr qu’il y ait encore du service. N grand-père semble l’avoir empruntée à plusieurs reprises, mais je ne suis pas qu’il soit monté jusqu’à Doiran même. Deux cimetières militaires à Doiran, encore un qui est britannique et un autre pour les Grecs. Mais où les Français ? Je redescend la ligne nord-sud jusqu’à Thessalonique située à 70 kms. Je traverse les petites villes de Cherso, Metalliko, Gallikos, Nea Santa qu’il cite dans son carnet pour y être allé, y avoir campé, y avoir acheminé du matériel… Ce sont aujourd’hui des petits bourgs ruraux sans intérêt touristiques, au plan quadrillé. Elles sont situées sur le parcours ferroviaire. La petite gare de Gallikos mériterait un peu d’entretien et le passage d’une bonne débroussailleuse. Je m’arrête à Kilkis à mi-parcours, ville de plus grande importance où il est allé plusieurs fois. J’y déjeune. Oraiokastro aussi, la ville est presque réunie aujourd’hui à Thessalonique, elle est en surplomb de la grande ville et de la mer. Il y a d’autres lieux cités dans le carnet que je ne retrouve pas. Beaucoup de noms de lieux se sont « déturquifiés » avec l’indépendance et le remplacement.

Bompé parle énormément de Samli où il va et revient, reçoit les ordres, etc. Je retrouve le lieu sur une vieille carte, en périphérie proche ouest de Salonique. Il va en ville à pied. Je comprends qu’il s’agit du campement de base des troupes massées à Salonique. Il doit se situer vers l’endroit où je me trouve. Un studio très bien dans un quartier populaire. Il découvre Thessalonique en 1916. Le feu ravagera la moitié de la ville le 18 août 1917. Bompé signale son retour en France le 25 août. Il ne parle pas de l’incendie. Il a dû embarquer juste avant. Il n’aura pas vu le désastre. Je m’octroie une journée et demie de « temps libre » à Thessalonique. Pour ceux qui voudraient se rappeler mes impressions de l’an passé, lire le premier article de ce blog. Lors de mon passage l’an passé, le grand Marché Modiano était en travaux, couverts de grandes bâches vertes. Les travaux sont aujourd’hui terminés. Et un grand marché couvert bien chic a vu le jour. Des petites boutiques très bien présentées comme des épiceries fines, des boucheries haut-de-gamme. J’aurais l’impression de vider mon porte-monnaie rien qu’en demandant les prix ! Il y a vraiment du monde, du quartier où s’agglutine la jeunesse bobo aux quartiers authentiques mais sans charme.

Je monte à pied au cimetière militaire Zeitenlik. Enfin des français ! A l’époque du front, c’était un des camps retranchés de Salonique. Bompé en parle. Y fut-il stationné avec les troupes françaises et anglaises ? En 1920, le lieu est devenu un cimetière militaire. Gigantesque. 20.500 morts y sont inhumés, de cinq nationalités : français, les plus nombreux (8.100), serbes (8.000), italiens, britanniques et russes. Chaque nationalité a son parterre et sa façon de procéder. Pour les Français, c’est sobre, des croix alignées sur du gravier avec le nom du soldat. Pas de lieu, pas d’âge. Je parcoure les noms, beaucoup d’africains, les Sénégalais, qui en réalité regroupaient plusieurs pays des colonies africaines, des Indochinois, des Malgaches aussi à la consonnance. Etaient-ils tous catholiques ? On ne leur a pas laissé le choix de la croix. Emouvant. Je redescends tranquillement en ville, au sud, vers la mer. Les ruines romaines sont si nombreuses qu’on ne les répertorie pas. On ne les détruit pas, On construit autour. Quelques marchés du samedi matin me donnent l’impression de me balader dans ma propre ville, le weekend tranquille, le repos à une terrasse. Je me fends d’une barquette de fraises, grosses et moelleuses. Plâtrée de sardines à une terrasse dans la ville des gens. On me demande si je veux de l’eau ? du pain ? On ne m’impose pas. La journée s’étire, tranquille. J’ai mis mon bermuda pour la première fois. J’ai voulu sortir mes tongs, mais j’ai pris deux pieds droits, ça marche moins bien…

26 janvier 1916

Je vais à Samli à cheval, comme quasiment tous les jours, et pousse jusqu’à l’escadrille d’Hérault. Il était encore à Salonique. Je traverse Gallicos et mon cheval enfonce dans les sables mouvants jusqu’au poitrail. Je croyais qu’il était perdu. Je n’ai pas de veine décidément. La journée est épatante. C’est un soleil de printemps. Nos aéros sillonnent le ciel continuellement afin de couper aux Taubes le chemin de Salonique. Et je rencontre des troupes qui vont au front. Quand je vais à la rencontre du brigadier des conducteurs, je tombe sur Hérault. J’étais bien content de le voir. Et je passe sur la rive gauche du Gallikos pour me promener. Dans la nuit, on est réveillé par un Zeppelin qui vient de bombarder Salonique. Le soir, je pars à cheval voir Clerc. Je traverse ravins, réseaux de fil de fer et j’arrive vers ce vieux Baptiste. On était content de se voir. Il est au bureau comme moi. Au retour, je me suis perdu et la nuit commençait à tomber que j’étais encore à 6 kms du cantonnement. 6 chiens sauvages se lancent à ma poursuite. Je m’apprêtais à les tirer à coups de revolver quand ils se sont arrêtés.

6 février

On est dimanche. Je me repose le matin, et le soir je vais à Samli. Les chemins étaient dégoutants à cause de la pluie qui était tombée toute la nuit. Une fois en allant, mon cheval glisse dans la boue et tombe avec moi. Point de mal mais nous sommes dégoutants de boue. En revenant, il redégringole et moi de même. Ça n’était pas de veine. Le soir j’étais fourbu. Et puis ça ne va pas. J’ai un petit train de forme. J’ai mal partout. Je me fais porter malade et j’ai 39 de fièvre. Je reste couché plusieurs jours. En fait, j’ai tout simplement du paludisme. Le médecin m’évacue. Je monte à l’ambulance sous la pluie. En arrivant je me couche. J’ai toujours 39 de fièvre. La pluie tombe toute la nuit. Le vent qui secouait la toiture à tout casser m’empêche de dormir toute la journée. Le soir, le médecin m’évacue sur l’ambulance du Km 14. On m’embarque sur un brancard dans une voiture d’ambulance et en route. Sale voyage avec des cahots qui me font sauter du brancard. J’arrive à l’ambulance. On nous fait mettre tout nus et on se lave dans une baignoire pour enlever les poux. Et on nous envoie en chemise et caleçon dans nos salles respectives. Je ne quitte pas le lit pendant quinze jours. Un aéro boche, qui venait nous survoler, s’est fait canarder non loin de l’ambulance. Comme il fait un temps épatant, je me lève le soir et vais au soleil. Ça me fait du bien. L’appétit revient. Je commence à manger. Je vais à la gare le soir voir passer un des deux officiers boches faits prisonniers quand on a abattu l’Aviatik au Km 50. Il a quatre balles dans la jambe et n’est guère valide. C’est un officier de la garde prussienne. Je n’ai plus de fièvre.

9 mars

Je guette l’ambulance à 6h30 du matin et avec cinq copains, on fait à pied le trajet du Km 14 à la Compagnie. A peine arrivé à la Compagnie, la pluie se met à tomber toute la journée. Toute la nuit aussi. Le pont anglais a été détruit, de même que le pont français. Notre nacelle, notre passerelle ont été emportées. Le Gallikos est un vrai torrent. Je vais voir la pièce de marine de 160 installée sur une colline à gauche du cantonnement. Un soir, je vais à la salade du côté de Naris. La musique militaire joue de tous côtés. Et je suis envoyé au Km 14 avec un sergent et deux copains. Nous devons faire le nivellement et le paquetage de la route de Doiran du Km 6 au Km 14. Nous partons à 6h avec cinq grecs-turcs qui portent le tachéomètre pour le Km 6. Nous voyons trois loups qui détalent après nous avoir bien scrutés. Je suis cuistot et fais cuire notre boustifaille. La canonnade gronde au loin sur Monastir. Est-ce une escarmouche ? Enfin l’attaque ? Cette nuit vers 2h30, une belle canonnade. Un Zeppelin ronfle dans les nuages. Il jette des bombes à quelque distance de nous dans la plaine du Gallikos. A 3h, la mitraille crache dans l’air. C’est le Zeppelin qui revient. Il rejette des bombes sur Topsin et s’en retourne sans qu’on ait pu le voir. Ce soir, à 7h, à la nuit, une pièce de Topsin tire, sans discontinuer vers le port, et on entend de la canonnade au loin. Je crois que c’est l’attaque qui commence. Un régiment anglais, musique en tête, défile au Km 14 se rendant au front. Il y a de la bataille dans l’air. On est dimanche. Je vais à la pêche à la grenouille toute la journée et je trouve plus de tortues que de grenouilles. Avec le mousqueton chargé à plombs, on tire 3 moineaux. Après ce repos, je retourne au travail et mets en chantier des Grecs sur la nouvelle route que nous construisons. Une escadrille de 25 avions part sur Doiran et revient vers 11h. Toute la journée les avions circulent.

26 mars

Je vais au 2ème village derrière Gradobor sur un mulet, sans chiens, avec deux copains. Le soir je vais au Km 19 voir les camarades. Vers 5h du matin, canonnade. Une escadrille de Taubes bombarde Salonique. Les éclatements de bombes s’entendent de tous côtés. Une bombe tombe à 2 kms de nous. Trois autres sur le QG à Samli où ils mettent le feu. Ils font demi-tour, poursuivis par nos avions et des éclats d’obus qu’on leur tirait tombent dans notre cantonnement. D’après l’opinion, quatre sont abattus. Et le travail continue sur la construction de la route. Je surveille des Grecs, Serbes, Turcs, Bulgares, et qui n’en fichent pas lourd. Et puis c’est la routine. Un Taube va canonner au loin et fait demi-tour avant de venir sur nous. Un régiment d’artillerie de campagne anglais au complet passe sur notre nouvelle route, allant au front. Deux de nos grecs se battent et un ayant assommé l’autre, je suis désigné pour le conduire à la gendarmerie de Gradobor. Ça fait passer le temps. Le dimanche, la pluie tombe toute la nuit et la matinée. Ça n’empêche pas d’aller aux escargots le long de la ligne et d’en rapporter. Une bonne affaire. Le soir, la pluie ne s’arrêtant pas, on fait une manille sous le marabout Triste soirée. Cafard. Bonne nouvelle, on vient enfin de nous vacciner contre la variole. Et plus trad contre le choléra. Le soir, un détachement d’artilleurs arrive pour trouver des chariots, nous prenons des chevaux et retournons au village. La promenade est épatante. Les nationalités qui travaillent sur notre route sont multiples : Grecs, Turcs, Bulgares, Serbes, Monténégrins, Roumains. Difficile de coordonner tout ce petit monde. Et me voilà affecté à la cuisine pour une semaine. Je suis aide-cuisinier et n’ai pas de grand boulot d’autant plus que nous ne mangeons plus que de pâtes et des lentilles. Je me fais remplacer le soir par un copain et vais faire un bon tour à cheval.

Le 16 avril, nous partons tous à pied, en drap kaki et casque passer une revue au 19 km. Un taube est bombardé par nos canons et les éclats nous tombent tout autour. Les canonnades sont plus ou moins soutenues. Des troupes passent presque journellement allant de l’avant. Un Zeppelin est bombardé et abattu dans les marais du Vardon. Nous en verrons punir plus d’un de ces sales oiseaux. La 39ème Division part à gauche pour Kilkis. Le dimanche, nous déjeunons sur l’herbe avec des copains. Et nous allons le soir à une soirée à Samli au 106ème d’artillerie. C’est très chic. Match de football contre les gars du 119ème d’artillerie lourde. A partir de ce jour, rien de bien intéressant à part l’attaque du Zeppelin qui a dû descendre dans les marais du Vardon et, quand on a aperçu l’incendie, il a fait un bond de chaleur intenable. Les taubes ne viennent plus au-dessus de nous, probablement parce que l’escadrille de Kilkis leur barre le passage. On entend le canon. Des prisonniers bulgares et boches passent en petit nombre presque tous les soirs dans le train.

Puis je m’oriente vers le front macédonien, à l’ouest de Thessalonique. Je passe aux endroits du carnet. Topsin, aujourd’hui Sindos, avec son Lidl en périphérie et ses innombrables stations d’essence. Je suis étonné depuis le début de mon voyage. Il y en a partout. On se fait servir (ce service n’existe plus en France depuis près de 50 ans). Et puis Grabodor, aujourd’hui Pentalofos, petite bourgade plutôt sympa qui ressemble à la retraite des vieux. Et je passe au-dessus de la fameuse rivière Galliko où Bompé allait se promener à cheval. Aujourd’hui, je dois y affronter un troupeau de vache. Plus loin, à Vertecop, aujourd’hui Skydra, la petite gare paraît être dans son jus de l’époque. Il y a débarqué. Elle n’est pas en bon état. Je déjeune (trop, mais le tzatziki était à juste titre bien tentant) sur la place tout à côté. C’est dimanche, les cafés et restaurants, qui sont en nombre, sont pleins. Enfin, ma destination finale du jour est Edessa, un peu en hauteur, réputée pour ses cascades d’eau, prétexte à une bonne balade de dimanche après-midi pour ceux qui veulent zapper Michel Drücker. Il y a un petit pont byzantin en pierre où les grenouilles s’adonnent aux joies de la reproduction. J’observe du haut un charmant petit couple potentiel. Le jeune homme s’égosille et gonfle ses bajoues pour séduire la belle qui ne moufte pas. Zyva zyva, tu peux toujours t’égosiller, ma virginité, tu ne l’auras pas. Le jeune homme s’approche et la demoiselle recule. Le jeune homme arrive à toucher la demoiselle et se mettre sur elle, la demoiselle s’échappe. Pas facile à pécho la jolie. A-t-elle eu le temps de pondre et lui de féconder ? Va savoir… Y’a pas marqué microscope… Un joli quartier ancien, Varosi, complète la balade.

Plus à l’ouest, Florina, jolie ville aérée, jeune et dynamique, sans intérêt visuel, mais point de départ de randonnées et les stations de ski ne sont pas loin. La route qui y mène est juste superbe, entre plaines et montagnes, terres arboricoles. Bon capuccino 😊 C’est la route vers Monastir (aujourd’hui Bitola en Macédoine du Nord), où ça avait l’air de se battre copieusement. Plus loin encore à l’extrême nord-ouest de la Grèce, derrière les montagnes, se découvrent les lacs Prespa, le petit et le grand, qui se partagent avec l’Albanie à l’ouest et la Macédoine du Nord au nord. J’ai à peu près couvert la ligne du front de Macédoine de 1915-1917, qui est en gros la frontière de la Macédoine du Nord actuelle. Joli petit village, Agios Germanos, avec grandes maisons de pierres brutes, mais tout est encore fermé, toujours pas la saison. Plus bucolique, tu meurs. Kastoria est une jolie ville installée au-dessus d’un lac, cafés et restaurants au ras de l’eau. Je suis un peu déçu, je n’ai pas trouvé la vieille ville je crois 😉. Veoria, enfin, la ville dense à flanc de colline, dispose d’un joli petit musée byzantin. Un vieux quartier juif est charmant et restauré. Plusieurs maisons sont maintenant des logements touristiques de charme. Je ne m’y attarde pas, il pleut comme vache qui pisse depuis hier soir et la météo n’est guère encourageante jusqu’à demain, jour de mon retour. Je déjeune, je file à mon dernier point, Katerini, à 6 kilomètres de la côte. En contournant le mont Olympe, je fais un coucou aux dieux de la Grèce antique. Je ne vois rien, trop concentré à ne pas me faire embarquer dans un aquaplaning fatal.

Juillet 1916

Départ à 4 heures du matin pour Tekeli. Je suis agent de liaison. Tekeli est un patelin à la grecque avec des cigognes sur tous les toits. Nous cantonnons dans la foire puis repartons embarquer les chevaux à la gare militaire à 4 kms de Salonique. Nous allons ensuite à la gare des orientaux. Nous traversons le marais du Vardon couvert de roseaux et chardons et où pullulent cigognes, hérons, pélicans, canards sauvages et autres oiseaux aquatiques. A 9h, nous débarquons à Vertecop et nous partons, toujours à cheval, pour un petit village à 3 kms de là. Nous nous reposons dans un village où les habitants sont turcs et bulgares. Puis nous nous couchons par terre, sans tentes, la flemme de les monter. 8 kms plus loin, nous arrivons en plein bois, le long d’un ravin, dans un lieu hostile de montagne. On ne voit personne dans ce coin-là.

Je redeviens agent de liaison à cheval, mais au lieu d’aller travailler le matin, je m’occupe de mon cheval. C’est un filou. Les prisonniers bulgares défilent. Ce sont des types qui se sont rendus et qui sont descendus des crêtes la nuit. Le 12, Je vais conduire à Salonique un cheval en uniforme. Je passe à 5h du matin en voiture pour Vertecop. A 4 h du soir seulement, j’embarque le cheval et à 6h départ avec un train de soldats grecs démobilisés. A 9h, je suis de retour à Zeitenlik et je me promène en ville. Je déjeune dans un restaurant, où pour 5 francs je ne mange rien. Le soir, je me promène en tramway et à pied dans Salonique. A minuit, je reprends le train pour Vertecop. Ça fait la deuxième nuit que je passe en chemin de fer sans roupiller. J’arrive au cantonnement juste pour manger de la viande et des fayots. Le soir, repas extraordinaire pour le 14 juillet, avec au menu : soupe, macaronis, jambon, trois gâteaux, ¼ de champagne, un cigare, une chopine de vin, c’est qu’on a la santé comme les autres jours.

Une division serbe de 20.000 hommes tout équipée à neuf à la française avec la Bourguignotte marron, artillerie, cavalerie, génie, infanterie, défile sans arrêter de 10h du soir à 9h du matin. Jamais on n’avait vu autant de serbes. L’attaque sur Monastir se prépare.

Je quitte la 5/14 pour passer à l’aviation. Je suis versé au génie aérologique de l’armée serbe et fais mes premiers pas dans l’aérologie au poste de Salonique.

Août 1916

Je couche à côté de sacs de blés. Le tracteur de la mission vient me chercher et m’amène à Kilkis. Nous sommes campés en plein village. Il y a 4.000 habitants à Kilkis, les maisons sont en ruines, détruites pendant la guerre balkanique. Les habitants sont macédoniens. Je monte avec le sergent au monastère de Kilkis situé sur une hauteur dominant la plaine. Au loin, on voit les éclatements des obus bulgares et le départ de nos pièces. J’apprends ce matin que l’offensive était commencée à hier soir et qu’on avait repris des hauteurs. C’était le commencement du bombardement qu’on avait vu hier soir. Un taube est canonné au loin de Kilkis. J’entre à l’ambulance coloniale à Kilkis, ayant encore une crise de paludisme. Depuis hier, je n’ai plus de peur. Le matin, un taube vient jeter cinq bombes sur Kilkis. Vous parlez d’un réveil ! Surtout que ces bombes ne sont pas tombées loin de nous. Résultat : un homme à l’hôpital, une femme qui a un bras complètement arraché et un homme atteint dans le dos.

Je quitte l’ambulance, profitant de l’auto du poste aérologique qui me mène à Kilkis. La route détestable puis de plus en plus impraticable. Dans un virage brusque, l’auto se flanque dans le talus. Et nous voilà immobilisés là. A 9h du soir, je reviens avec les chevaux qu’on m’avait envoyés pour nous sortir mais qui n’ont pu le faire, et j’arrive au poste aérologique.

On tire sur des avions boches toute la matinée. On entend le canon qui tire de tous côtés. Nous sommes à une dizaine de kms du lac Doiran et des premières lignes. A 9h, départ en camion pour Kilindir. Nous traversons une chaîne de montagne. Nous traversons plusieurs villages détruits lors de la guerre des Balkans. grand village avant la guerre des Balkans, mais qui est maintenant en partie détruite. Nous revenons à Kilkis, actuellement habitée par les Italiens. Ce sont les premiers que je vois. Nous traversons montagnes et vallons. A Kilindir, autre grand village détruit, il y a des troupes de tous côtés. Nous campons vers la gare, mais je reste tout seul pour garder les premiers bagages que nous avons apportés. Un gendarme de la division nous apprend que la Roumanie est entrée en guerre avec nous. Au loin on distingue très bien la saucisse boche. Comme si le bombardement des Bulgares sur la gare de Kilindir, où nous sommes depuis quinze jours, ne suffisait pas, nous subissons un cyclone. Ah ça fait du joli ! Une poussière, des tourbillons, la pluie. Et il avait fait si beau toute la journée. Le vent était si violent qu’il faisait partir les quelques wagons stationnés en gare. Et nous subissons des bombardements d’avions tous les jours.

Septembre octobre 1916

Je profite d’un tracteur Latil pour aller à Salonique. Très chic voyage de 90 kms qui dure cinq heures. A Salonique, c’est l’agitation. On ne voit plus qu’Italiens, Russes, Anglais, Français, Serbes et bandes de soldats et civils grecs en rang sous les ordres d’officiers. Ce sont les révolutionnaires francophiles munis du brassard bleu et blanc. Des gendarmes grecs et des civils ont le brassard. La révolution gronde à Salonique. Je retourne à Hirsova, les Bulgares bombardent de plus en plus les côtes. Leurs obus tombent à 2 ou 3 kms au plus de nous sur le piton rocheux à droite et à gauche. Cette nuit, une batterie de 155 de l’artillerie coloniale débarque en gare de Kilindir. Pas moyen de roupiller de la nuit. Je ne parle pas des aéros boches qui viennent se faire bombarder et lâcher des bombes tous les jours par ici. Le 8, orage épouvantable. En un clin d’œil nous avons 25 cms d’eau dans le marabout. Le 9, à 6h du soir nous sortons de table tout d’un coup. Un obus éclate à 90 mètres de la TSF. Et la danse commence. C’est le quartier général qu’ils visent. Le château où était le général et l’église grecque sont complètement enfouis. Et ils lancent des schrapnells sur la droite de Kilindir, au 105 sur la gauche et leur saucisse qu’on n’avait pas vue depuis quelques jours s’élève tout à coup et règle le tir jusqu’à la nuit. Il y a peu de victimes mais beaucoup de chevaux tués. Il y a longtemps que je n’avais été témoin d’un aussi intense bombardement. Et ça recommence. Nous sommes encore inondés.

Provost vient me voir. Les Bulgares lancent des 21 sur l’Etat major à Hirsova, sur le ravitaillement à Kilindir. Bref, deux tombent à une centaine de mètres de nous et on se quitte précipitamment avec ce vieux copain. A 9h, ils rebalancent un obus à Hirsova. 

Le carnet de Bompé se termine en queue de poisson le 3 janvier 1917 :

Un boche monte sur un Nieuport abattu chez eux dernièrement faisant semblant de poursuivre un Fokker, et descend bas au-dessus de la saucisse française et y met le feu. C’est du culot. 

Et moi, j'ai encore une journée. Une journée de grisaille qui pleure de temps en temps. Encore une journée à musées. Je vais aux deux qui se trouvent à Vergina. Le premier, à l'emplacement de tombeaux funéraires, dont celui de Philippe, père d'Alexandre le Grand. Le musée qui contient ces tombeaux, est installé sous un tumulus. C'est juste somptueux. Un peu plus je passais à côté. Malheureusement beaucoup de groupes, des scolaires et des retraités. Pas d'entre deux. On me demande d'ailleurs si j'ai plus de 65 ans à l'entrée. Je n'ai pas encore le réflexe d'aquiescer ! Ma fierté me coûte quelques euros de plus. Un nouveau musée archéologique s'est installé à 400 mètres de là. Alors là, les amis, on donne dans le grandiose. C'est un bâtiment tout neuf, tout beige, tout haut, tout aéré. Il n'y a pas trop de monde, comme dans un musée d'art contemporain. La muséographie est prodigieuse. Si j'avais été dirigé au temps où il fallait décider de mon orientation professionnelle, alors que je n'ai jamais vraiment su ce que je voulais, je crois que j'aurais été un muséographe de génie. Tout au moins, cela m'aurait passionné. Mais je ne savais même pas ce que c'était... Qui vient en Grèce sans passer à Vergina ira tout droit en enfer. Et je vérifierai !

Petit tour à Thessalonique pour terminer la boucle. Visite du MOmus (musée macédonien d'art moderne) qui m'avait enthousiasmé l'année dernière. Cette fois-ci j'ai 65 ans passé, non mais ! Les expos de cette année ne me réjouissent pas. L'art moderne et ses expériences sont parfois déroutantes, frustrantes. Dommage...

Il reste de nombreuses pages blanches dans le carnet. Il s’est pourtant arrêté dans son écriture sans prévenir. A-t-il eu une crise longue de paludisme ? En a-t-il eu assez de sa routine de soldat ? Son affectation dans l’Aviation l’a-t-il empêché ? Il est resté encore plus de sept mois dans ce nord de la Grèce. Son retour en France date du 25 août 1917, sans doute à Marseille. Il a pris un peu de repos, est allé se faire guérir de son palu à Sancerre. On le retrouve en février 1918, est affecté au Maroc dans l’aéronautique (escadrille 557). Il sera démobilisé le 12 septembre 1919 seulement.