Le bus de 9h pour Jaisalmer arrive à 10h. Et comme je suis en avance à cette jonction de petites routes rurales, j’ai le temps de contempler. De voir la vie indienne s’éveiller. Ça commence assez tard, pourtant les premières heures du jour sont les plus supportables. D’inévitables gamins viennent me demander du chocolat, comme si je me trimbalais avec du chocolat par ces chaleurs. « No chocolate ». « No chocolate ? ». « No chocolate ». Ils ne sont même pas déçus. Ils demandaient à tout hasard, me gratifient de bons sourires, et me posent les questions d’usage. Une chèvre estropiée s’entête à vouloir sauter un muret. Une chèvre un peu obtuse sur ses capacités. Ses congénères ne daignent pas l’aider. Une petite horde de cinq ou six chevaux, fins et blancs, sortent de je ne sais où au petit trot. Ils traversent la route et s’engouffrent sans hésitation dans un chemin de traverse. Ils savent peut-être que du chocolat les y attend. Une chienne est suivie de ses chiots. Pas très attentive la chienne, la garce, les chiots se dispersent. Retrouvera-t-elle sa bande au complet ? Suspense. D’autres chiots à mes pieds, après la tétée, roupillent les uns sur les autres. L’un a le museau dans le cul de sa sœur. Ah le bonheur des prouts canins !

Une armée de six paons passe et me dédaigne. Même pas la roue, pourtant je suis beau gosse, non ? Il ne se passe jamais rien quoiqu’on pense parfois. Le chaiiste n’est pas encore à son affaire. Dommage. Ce que je n’aurais pas le temps de faire est de compter les papiers et plastiques qui traînent par terre. Une petite odeur de pneus brûlés chatouille mes narines. C’est qu’au loin devant chez soi, on a fait son petit tas de ses ordures ménagères, et qu’on y a mis le feu. Le bus est très local, tout comme ses occupants. Personne ne fait attention à moi. Retour à Jaisalmer au Marigold pour reprendre mon gros sac et re-bus pour Jodhpur.

Jodhpur est à un peu plus de 250 kms de Jaisalmer, le trajet se fait en quatre petites heures. Le paysage change un peu avec une alternance de petites dunes de sable, végétation épineuses et poussiéreuse et quelques cultures qui apportent un vert bienfaisant. Je réserve une place assise et non un sleeper comme on me le propose. Bien m’en a pris. Les sleepers sont à gauche sur deux étages et les places assises à droite avec couchettes encore au-dessus). Sur les sleepers, ils entassent les gens, par genre d’abord, femmes et enfants et hommes séparés et puis comme ça se trouve quand ça ne devient plus gérable. Au-delà de mon allée, je compte six adultes sur une seule couchette (1,80 m de long sur 60 cms de large) plus quatre ou cinq enfants en bas-âge. Et puis je ne compte plus rien du tout, l’allée s’encombre de saris et ventres serrés comme des sardines debout. Combien mettent-ils de chair humaine dans ce bus ? Plus d’une centaine. Ouf, en voilà une cargaison qui descend, y avait-il tant de monde à l’arrière ??? Mais horreur, c’est encore plus qui montent. Une petite fille, 8-9 ans, bien particulière, me regarde fixement, mais sans émotion. Elle a les cheveux châtain clair et les yeux clairs. C’est vraiment étonnant dans cette population uniformément brune aux yeux marrons. N’ont-ils pas assez d’enfants qu’ils en adoptent ? Cette petite est magnifique et porte bien sa chemise bleu ciel sale comme celle d’un mécano. Je lève les yeux et vois sa mère, qui détonne elle aussi. Grande, superbe, le sari sombre dans ce magma de rouges, oranges et roses portés par les femmes qui l’entourent, cheveux aux reflets châtains aussi et yeux clairs, bleus, verts ou gris, je ne sais plus. Je comprends ceux qui se noient dans les lagons. Qui s’y frotte s’y pique, c’est une gueularde sans tendresse pour ses enfants qui semblent avoir l’habitude. D’où viennent ces gens ? Quelle est leur lignée ? Je proposerais bien d’extraire la petite de l’allée pour qu’elle se mette debout devant moi comme ça se fait parfois (je précise), mais j’ai un peu peur qu’on me refile son petit frère braillard et vraiment sale.


JODHPUR

Jodhpur est une ville attachante. Les relents d’urine, de bouse, mêlés parfois à l’encens des temples et au diesel des tuk-tuks, on s’y fait. C’est le retour qui me paraîtra fade. A la station de bus, un tuk-tuk me propose 300 rps pour m’amener à l’hôtel. Le marchandage est serré. On tombe d’accord pour 150 rps. Je ne le lèse pas pour autant. Ma guesthouse occupe un haveli coincé parmi d’autres en contrebas du fort aux murailles très impressionnantes qui s’impose sur la ville entière. Jodhpur est la ville bleue du Rajasthan, pour le bleu indigo de ses bâtisses sensé éloigner les moustiques. Je trouve l’ensemble moins bleu que lors de mon premier passage il y a quinze ans, passage rapide, je n’y avais pas dormi. J’étais un voyageur pressé. Qui plus est, du haut des murailles du fort, un touriste est tombé en voulant prendre un selfie (j’aimerais bien dire que c’est bien fait pour lui…). Par mesure de précaution, les autorités ont fait mettre une barrière en retrait d’au moins trois mètres du bord. Il n’y a plus cette vue merveilleuse (et photos donc) sur la ville bleue, que j’attendais de revoir avec impatience. Le fort est assez cher à visiter (600 rps) mais son musée est excellent. Armes blanches, peintures miniatures et turbans comme d’habitude, mais présentés particulièrement bien, sobrement, dans les magnifiques salles voutées du palais. Un ensemble d’une bonne centaine de collégiennes vient égayer l’endroit. Pantalon bleu marine bouffant et tunique bleu clair, elles s’excitent devant les appareils-photo des touristes, européens comme indiens. Car les Indiens sont comme partout maintenant, la plupart dans les lieux touristiques. Ce fort est superbe.

C’est un hasard, mais mon hôtel est situé dans une zone où fleurissent les guesthouses avec le rooftop de rigueur. Quelques boutiques branchées plutôt sympas s’adaptent à la population. Mais ça ne change pas le rythme du quotidien des gens. J’adore aller me balader vers la Clock Tower, point central avec le Sadar Market à ses pieds. Ça grouille, ça achète et ça vend. Je vais me balader plus loin, au hasard, c’est ce que je préfère. Je tombe sur les lieux intéressants qui sont mentionnés dans les guides et sur les lieux intéressants qui n’y sont pas. Je tombe aussi sur des lieux pas intéressants du tout. A l’omelette shop, derrière la Clock tower, l’omelettier doit se tenir debout pour cuisiner, dos à la rue. Pas de place autrement. Miam trop bon, l’omelette paneer masala. Je prends un lassi à un semblant de terrasse que les tabourets bas protègent des mouvements de foule, abri dans la masse. Une petite d’à peine dix ans à la peau très foncée, toute fine, m’a repéré et son sourire dévoile une centaine de dents très blanches. Ses yeux font également un contraste saisissant avec la noirceur de sa peau. Je m’extirpe de ma terrasse et la voilà qui réapparaît avec une kyrielle de bracelets en plastique pendus à son bras. « You buy me, you buy me ». Je refuse gentiment d’abord, avec humour ensuite, puis un soupçon d’autorité. Durant ce voyage, je ne me suis encore jamais senti en tension, c’est bon signe. La petite insiste, et moi je persiste. Elle me suit, me poursuit bien loin de sa base. Toujours à mes basques. Je me fâche un peu. Je pars acheter des gâteaux très sucrés que j’adore, ceux qui sentent le lait concentré. « Oui, voilà, five pieces please… How much ? » Je vais pour en donner un à mon crampon. Elle est partie.

J’entre dans une grande boutique de souvenirs, très achalandée. A la question de départ rituelle, je réponds que je suis allemand, et on me gratifie d’un « Guten Tag » auquel je réponds par « Guten Arschloch » que mon interlocuteur ne comprend heureusement pas.. Je dis que je suis de Düsseldorf. Personne ne connaît Düsseldorf. Ça évite la poursuite de la conversation sur l’amour des Indiens pour la glorieuse Allemagne. Combien pour ce Bouddha assis ? C’est 10 roupies le gramme mon bon monsieur. Ah oui ? Et pourquoi ? Parce qu’il est en argent mon bon monsieur. Donc combien ? Le vendeur qui se prend au sérieux et prend le Bouddha comme si c’était un œuf frais, pèse l’objet et me dis « 2600 roupies ». Pour le poids, c’est cohérent, 260 grammes, mais je lui rends son Bouddha en fer blanc. Il m’a vu venir, il me voit repartir…

Les patrons de mon hôtel, deux frères joviaux et efficaces me proposent de partager une voiture avec deux autres touristes pour Udaipur. L’intérêt est de pouvoir s’arrêter aux temples jaïns de Ranakpur. Sinon c’est compliqué. J’aurais également aimé m’arrêter au fort de Kumbalargh (Unesco) dont la muraille est la deuxième plus longue du monde, après la grande muraille de Chine. Trop long, pas le deal, tant pis. 1.600 rps par personne pour ce trajet de 250 kms. Ça marche. Mes compagnons sont un couple trentenaire allemand, Tim et Andreas. On se dit tout la première demi-heure et après c’est pratiquement tout. Les temples jaïns sont perdus dans la campagne, Ranakpur est à peine un village. Magnifiques temples en marbre blanc, objets de pèlerinage, ciselés de bas en haut avec moultes (oui moultes !) piliers et statuaire à milliers (oui à milliers) un peu érotiques parfois (pas souvent). Ça valait le détour. D’autant que la campagne est superbe. Petite route serpentant dans les collines. C’est tout vert et cultivé autour. Scènes de la vie rurale. La descente vers Udaipur est très agréable.


UDAIPUR

C’est ma troisième visite à Udaipur. La première m’avait surpris par son esprit très touristique. J’étais jeune et facilement choquable. Reste que son cœur est magnifique (city palace superbe, musées ; sérénité du lac Pichola, palais-hôtel de luxe splendide au milieu du lac, boutiques – de qualité – à touristes). La seconde visite, il y a trois ans m’avait réconcilié. C’était juste avant mon retour forcé du fait de l’émergence du covid. Cela sentait la fin de règne touristique, les groupes occidentaux avaient annulé leur venue. J’avais visité le City Palace quelques jours avant qu’il ne ferme ses portes et ne fasse son confinement comme tout le monde, c’est-à-dire particulièrement longtemps en Inde. C’était un privilège, même une bouffée d’air et j’avais vraiment découvert la vieille ville, celle des vrais gens, notamment le marché des fruits et légumes où j’avais fait quelques portraits vraiment bien (voir la petite fille avec son voile arc-en-ciel dans les photos du Gujarat, partie Rajasthan). Cette fois-ci je suis de passage, une journée pleine, je retrouve mon marché et laisse les points d’intérêt aux groupes revenus et je ne répond pas aux appels incessants des boutiquiers.

A l’écart, j’entre dans un magasin d’antiquités ouvert, brocante plutôt. Le patron s’excuse du dérangement. Il est en train de construire des toilettes pour ses clients et visiteurs. Ce n’est pas idiot, les toilettes publiques ne sont guère fréquentables… Nous avons à peu près le même âge, on se comprend sur le sujet 😊 Question toilettes à l’indienne, on en trouve pas mal pour les hommes. Je ne sais pas comment font les femmes, peut-être ont-elles des vessies comme des outres de chameau dans ce pays. Mon brocanteur est passé à Versailles, nous parlons du pays. Il me parle du très grand château (je vois bien) et de la grande arche en or (je visualise moins). Il aime beaucoup la Bretagne, voici un point commun. La partie calme des guesthouses avec rooftops et vues sur le lac et le City Palace a des airs de vacances. Mine de rien, c’est agréable pour prendre des forces. Je m’octroie même un hôtel avec petite piscine. Je file un mauvais coton !


CHITTAURGARH

Chittaurgarh, Chittor pour les intimes, où je suis encore, n’est pas une destination très prisée des voyageurs étrangers. Ils y passent éventuellement pour voir le fort mais ne s’y arrêtent pas, ou très peu. J’y reste 2 jours. A ma descente du bus, c’est la folie, les tuktukistes me prennent pour une star. Je parviens à m’extraire et dire mon hôtel. J’entends 20 roupies, je ne chipote pas, même si ce n’est pas bien loin. Celui qui emporte la partie sait bien qu’il a des chances de me véhiculer jusqu’au fort. Il n’a pas tort. Le fort est situé en surplomb de la ville sur une très large étendue qui justifie un accompagnement véhiculé. J’irai demain. Tuk-tuk me propose 850 rps. Nous tombons d’accord sur 400 rps pour 3 heures d’accompagnement environ ! Ce fort était le lieu de résidence et de défense du roi du Mewar, cette partie de Rajasthan, quasiment imprenable jusqu’à ce qu’il le soit par Akbar l’envahisseur moghol venu d’Afghanistan. Dans ces cas-là, les combats étaient atroces, les représailles sans pitié, et les femmes avaient l’habitude de s’immoler collectivement pour ne pas se donner en restes aux assaillants vainqueurs. Cela s’appelle le Sati, le fait qu’une épouse se jette dans le feu de la crémation de son mari défunt. C’est interdit aujourd’hui. Ouf ! Las, le maranao vaincu décida alors de transférer sa capitale à Udaipur. Et le fort de Chittor partit à l’abandon. C’est aujourd’hui une succession assez chouette de palais en ruines ou restaurés plutôt bien et de temples. L’entrée est assez chère (600 rps). Les vues sur la vallée verdoyante et la ville à ses pieds sont splendides. Les singes à tête noire, moins agressifs que les macaques, sont omniprésents

Mais moi, ce que j’aime le mieux, c’est aller me balader au hasard, me faire happer par la surprise, ou non. Par les hellos et namaste, par les sourires ou les faces butées. En général ça marche plutôt bien. A Chittaurgarh je m’éclate. Peu habitués à voir les touristes dans leurs ruelles, les enfants, les femmes et les hommes rigolent à mon passage et sont sincèrement heureux, même si je suis affublé de mon appareil-photo comme un vulgaire chasseur d’images. La ville entière doit bien savoir que je viens de France maintenant. Je gratifie tout le monde d’un Ram ram de politesse, sans distinction de religion. Ils pouffent les musulmans assez nombreux dans le coin. Ils n’en ont rien à faire de Râma. C’est comme si je leur disais « que le petit Jésus t’accompagne » ! On ne distingue pas toujours facilement les hindouistes et les musulmans. Alors parfois je réponds allaikum salam. Je m’en donne à cœur joie. Voici une demoiselle sur sa balançoire.

Et puis un éléphant tout peinturluré qui se balade aux abords du marché, et des maisons rose, d’autres bleu, d’autres encore rose et bleu. Et la succession de micro-boutiques, c’est fou ce qu’on vend dans ces villes indiennes. Sous mes yeux, un jeune chien se fait happer par un scooter qui, craignant les ennuis, ne laisse pas son adresse et s’enfuit. Le chien hurle. Il rejoindra la tribu des chiens estropiés et marchand à trois pattes. Trois chiens se précipitent et reniflent celui à terre. Ils ne peuvent rien faire, ils n’ont pas apporté de brancard. Leurs yeux tristes sont maintenant compatissant et ils s’éloignent. Un homme s’approche du chien hurleur qui daigne maintenant réagir. Ces chiens ne se laissent pas toucher, sauvages tout en restant au contact visuel. Il se met sur ses pattes, ça semble devoir aller. Tout ça pour ça. Tout ça pour se faire plaindre…


Hôtel à Jodhpur : Kesar Heritage Boutique Homestay (1.300 rps – 15 €), superbe et vaste chambre (aveugle) et excellente salle de douche. Les patrons, deux frè-res sont très sympas et pleins de bons conseils. Restaurant sur le rooftop excellent. Le fort est en surplomb, très imposant.

Hôtel à Udaipur : Hotel Ushaan Haveli (1.935 rps – 22 €) où je m’offre la petite piscine bienvenue, chambre et salle de douche spacieuses, petit dej quelconque. Staff gentil mais parlant mal l’anglais. Du coup pas de contact. Je ne rencontre pas d’autres clients !

Hôtel à Chittaurgarh : Hotel Keshav Residency (1.500 rps – 18 €), chambre spacieuse mais aveugle, pas grave, familial, patron empressé, petite terrasse où je discute avec un Néerlandais originaire du Surinam