Extrait de « Chroniques Indiennes » - Eric Watiez, introuvable aux éditions Paparu – notes 2007

 

LES MARCHANDS D’UDAIPUR LA BLANCHE

 

Les adieux sont joyeux et déchirants à la fois. Je quitte ma petite et sublime guesthouse à 200 roupies la nuit et ses jolies habitantes. Archana, parfaite en hôtesse triste, me fait promettre de revenir bientôt. Devant accueillir de nouveaux clients, elle m’accompagne à la petite gare. Sa roue de la fortune tourne invariablement, de nouvelles expériences et connaissances du monde l’enrichissent régulièrement. Pour ma part, ma vie de chemin de fer continue, deux heures et demie pour me rendre à Chittorgarh.

J’avoue ma paresse, mon esprit est encore à Bundi. Aller visiter le plus grand ensemble du Rajasthan qui se trouve à cinq kilomètres à l’écart, ne m’enthousiasme pas. Des forts et palais merveilleux, j’en ai déjà investi quelques-uns. Faire la pause, pas l’overdose. Chittorgarh n’est pas ma destination finale aujourd’hui, je voudrais arriver plus loin avant la nuit. Il faudrait s’y rendre en rickshaw, certes pratique et bon marché, mais qui n’est absolument pas conçu pour les grandes personnes. Il faut, soit se casser en deux pour apercevoir un bout de paysage, soit prendre le risque de coups sur les armatures du toit, gare aux soubresauts et aux nombreux nids de poule.

Bref, j’additionne les prétextes du voyageur en grève temporaire et file à la gare des bus. En voilà un en partance pour Udaipur en deux heures et demie. J’achète un billet de place assise, pose mon gros sac dans l’allée, je gêne tout le monde puisque, bien sûr, le bus est bourré jusqu’à ce qu’on ne puisse plus respirer. Comme il est hors de question de m’éloigner de mon sac dans les transports, je mets mes lunettes de soleil et fais semblant de dormir. Personne n’ose râler. Balloté par les suspensions bien usées et sonores du car, je finis par réellement dormir.

Le Royal Lake, mon hôtel à Udaipur, est d’une gamme un peu supérieure à ceux qui m’ont hébergé jusqu’à présent, 600 roupies la nuit, de vrais draps propres, des serviettes ainsi que du papier toilette à disposition, cela a son importance. Le voyageur qui tient son budget a l’impression de se relâcher lorsqu’il dépense l’équivalent de trois euros supplémentaires. Situé sur la rive du lac, l’hôtel dispose d’une très belle vue sur les ghâts. J’éviterai ainsi le « promène-couillons » qui trimballe les groupes de touristes en short hurlant leur admiration des lieux, inquiets de leurs troubles intestinaux et étalant leur culture voyageuse, la montée du Machu-Pichu ou la tempête sur les îles Kerguelen qu’ils aimeraient bien « faire ». Car oui, le touriste a « fait », ou pire « s’est fait », « on s’est fait le Mexique, on s’est fait de ces mojitos à Cancun ! », « on s’est fait les pays scandinaves en quatre jours, un régal » …

Alors te voilà maintenant, chère Udaipur, princesse blanche du Rajasthan, perle des catalogues des agences de voyage. Autant te le dire tout de suite, je suis pour l’instant déçu par tes manières et ta propension à offrir tes faveurs au tout venant, pourvu qu’il soit de masse. Haut-lieu touristique du Rajasthan, tes ruelles sont emplies de boutiques de souvenirs, je suis encore circonspect et méfiant. Ce que tu vends est très beau et divers, de meilleure qualité qu’ailleurs sûrement. Tu fais des efforts de présentation, c’est manifeste, mais j’attends que tu me surprennes, que tu me dévoiles ton âme véritable. Tu ne bougeras pas le petit doigt, pourquoi le ferais-tu, ton succès est présent, visible et semble durable. Je pars donc de moi-même à ta conquête, à la recherche de ton authenticité, je déambulerai dans tes rues inconnues des autres, j’ai deux jours pour y parvenir, je relève le challenge.

 

L’Inde est immense, la surface d’une demie Australie. Une quinzaine de langues officielles sont parlées sur l’ensemble du territoire, La langue anglaise, importée il y a cent-cinquante ans, permet au grand nombre de se comprendre. Il est très fréquent d’entendre deux indiens converser en anglais.

A Udaipur, touristes de masse et voyageurs individuels se côtoient sans se frotter. Au-delà des lieux touristiques incontournables, Chacun peut vaquer à ses aspirations, hébergements et terrains de jeux.

J’entre de plain-pied dans les souvenirs de mes mémorables lectures d’orient. Voici ces villes en Our (Udaipur, Jodhpur, Jaipur… belles comme des histoires d’amour), en Ar comme Srinagar ou Amristar, et leurs bons princes férus d’art, ou bien en Er, les fières Jaisalmer ou Bikaner. Par leurs histoires colportées au-delà des mers, elles rendent l’Inde, le Rajasthan particulièrement, source de bien des mystères. Un peu plus loin au Pakistan, mais ce n’est pas si éloigné d’ici, se trouve Lahore, ou au sud, Bangalore, Mysore, Coimbatore, mais ne nous dispersons pas… Ces contes et légendes, retraduits par des Gobineau, Kessel et autres, la fiancée de Pushkar, le prince des nuits à Ranakpur, les frères ennemis de Birkaner… je les ai en rêves. Cela fait tout de même plus exotique que la saucisse de Strasbourg, la gloire de mon père ou le boudin de ma mère !

Au nord du Rajasthan se trouve cette fameuse route reliant, de façon presque rectiligne, Téhéran à Calcutta, près de 4.000 kilomètres. Les étapes sont Kaboul, Peshawar, Lahore, Srinagar, Delhi ou Bénarès. Est-il arrivé qu’elle ait pu être empruntée en toute sécurité sur toute sa longueur ? Du temps où le monde s’envahissait pour le plaisir du grignotage de terrain ou la sauvegarde de son honneur, où l’Inde était un lancer de petits royaumes confettis (les Indes), où l’Islam s’étirait de droite et de gauche, les légendes se confondaient. Des Indes au Proche-Orient, elles imprégnaient l’Arabie et les déserts, l’Arabie heureuse ou Yemen et Djibouti et se mélangeaient aux contes africains. Elles prenaient ensuite le bateau de retour pour Bombay, chaque passage les enrichissaient. Un vieux trafiquant génial, Henry de Monfreid les attrapaient au vol. Et me voici sur place, trop rapidement pour m’y croire vraiment. Qu’est-ce que la réalité du 21ème siècle recèle de tout cela ? Je cherche à concrètement ressentir de l’extraordinaire, en surplus de mes lectures passées, dépassées aujourd’hui, et vite.

Je pars notamment, Udaipur la fréquentée, évacuer l’impression de masse touristique qui te colle à la peau. Je confirme que le palais de ton maharana, le roi des rois, est superbe. Il est la magie d’un autre temps perpétuée par le prince actuel. Il conviendrait de le visiter à la tombée du jour, et Boum, là où la lumière éclaterait au plus fort sur les cubes blancs et enchevêtrés qui forment la vieille ville à ses pieds. Je persévère à chercher une séduction qui te soit naturelle. Je tente de mettre des œillères à ta superficialité.

 

Par définition, un groupe est groupé, il fait corps, ensemble de copains de corn flakes du matin et de curries le soir, il commente fort, traîne des pieds, fait semblant de s’intéresser à ce qu’il oubliera, passé au monument suivant. Il s’intéresse à la lignée des maharanas du coin et trouve cela très exotique. Le groupe transpire, obstrue la vue, bouche le passage, piétine. Le français en groupe est particulièrement insupportable. Un leader rigolo, bouffon moderne, en émerge immanquablement, fort en gueule, il se donne le rôle d’amuser sa galerie. Les réflexions racistes fusent fréquemment, le groupe s’en dédouane en faisant une aumône honteuse aux pauvres gens soumis, agglutinés autour de lui. Ils forment eux-mêmes un groupe, mais d’un autre genre. Les autres nationalités sont certainement similaires, mais elles ont l’avantage de fantaisies linguistiques qui me sont inconnues.

Je remets à sa place un français, chapeauté d’un bob « Ricard », qui a le mauvais goût de me siffler. Simplement toléré, n’appartenant pas à sa peuplade vacancière, je suis dans le champ de sa conjointe. Celle-ci est boudinée dans sa robe imprimée de grosses fleurs improbables, agrémentée de larges auréoles sous les aisselles, acquise au marché du comice agricole il y a quelques années. C’est son armure exotique dans les circuits touristiques annuels qu’elle s’offre chaque année. Promis, je ne l’avais pas fait exprès, mais de là à me siffler !

Je m’échappe dans les ruelles adjacentes, où chèvres et ânes remplacent les visages pâles qui souffrent de leurs pieds endoloris. Les marchands ne m’y forcent pas à admirer leurs boutiques. Moi, mes pieds commencent à me porter léger comme sur le tapis volant des contes. Les sollicitant pourtant à l’extrême, ils continuent à me soutenir dans ma quête des beautés intérieures d’Udaipur. Je suis encore loin de l’éblouissement mais ça va mieux lorsque je côtoie les vrais gens. Je retrouve les saynètes spontanées qui me plaisent, les sketchs en chaîne se transforment en anecdotes, j’adresse et reçois des Namaste de volées de gamins excités et souriant jusqu’aux oreilles.

Je croise le cortège d’une mariée partiellement voilée, grimpée sur un char à porteurs, qu’on emmène vers son futur époux, dans un grand tintamarre. Je ne m’empêche pas de faire un parallèle avec la vache qu’on mène au taureau pour la reproduction. La mariée est seule à ne pas extérioriser sa joie. Elle a des raisons manifestes d’être anxieuse, l’âge et l’allure de son futur compagnon de vie qu’elle a rencontré deux fois seulement, en présence de la famille, elle ne lui a jamais parlé en face à face, encore moins dans l’intimité, ils ne se sont jamais touchés, pas même la main, on ne se salue pas par poignée en Inde, on se prosterne respectueusement. Elle pense à la perte imminente de sa virginité dont on l’a peu informée, et à la crainte d’être battue comme nombre de femmes en Inde… C’est sa jeunesse qui s’enfuit brutalement sans être vécue… Elle a bien raison d’être craintive.

Au hasard de mon orientation perdue dans les étroites rues profondes, une très longue procession de turbans orange rend hommage à Shiva représenté par un enfant perché sur un char fleuri, emprunte une ruelle et le fait savoir dans un vacarme de percussions. Me voici dans la peau d’un reporter-photographe pour le compte d’un grand magazine étranger. Les hommes qui défilent, car ils sont tous des hommes, adorent ce privilège de dupes. Je ne me gêne pas, je ne les perturbe pas, photographie en plongées et contre-plongées. J’attrape le tabouret d’un marchand pour prendre de la hauteur. La foule compacte s’esclaffe et, étant le seul occidental dans les parages, je jubile. Je grimpe des escaliers pour atteindre un balcon d’où j’aurai un plan élargi du défilé. Vu de haut c’est un long serpent rouquin en mouvement. Des écoliers en uniforme, chaussures noires, chemise blanche, pull bleu indigo et bermuda sombre, m’y rejoignent et se prêtent avec une franche spontanéité à mon jeu des portraits. Je suis l’attraction de leur journée. Peuvent-ils penser qu’eux-mêmes et la parade en contrebas constituent un élément du Top 10 de ma propre vie, qu’ils resteront gravés à jamais dans mon autobiographie ?

Je redescends dans le cœur marchand de la ville, il faut bien que tu vives. Je m’intéresse aux tapis, aux tissus, aux fausses antiquités, néanmoins jolies. Je marchande au hasard, sans conviction, ne pas désirer, c’est mieux acheter. Les vendeurs ont la fâcheuse habitude de nommer ce que je tiens en main, « this is an elephant », « this is a lamp », révisent-ils leur vocabulaire ? Une technique usuelle est, quand je tiens un objet pour lequel je feins de la curiosité, de m’abreuver de paroles et détourner mon attention vers autre chose qui pourrait aussi m’intéresser et ainsi doubler le chiffre d’affaires.

Les prix de départ sont américains, 4.000 roupies pour ce tissu alors que j’en propose 800 ! Le vendeur déballe son stock et, me sentant sur le départ, dégringole ses prix, « 2.500 rupies, special price for you – 1.900 Rs last price – 1.400 Rs, you’re lucky sir ». C’est n’importe quoi et c’est trop tard, je ne m’amuse pas, à 500 Roupies je n’en voudrais plus. En voilà trop et je m’enfuis. On m’a vu arriver avec mes billets de banque, je repars avec eux. Je vais marchander le même tissu à mille roupies chez le voisin, j’ai l’assurance que sa marge demeure confortable.

 Les massages à tour de bras aux enseignes criardes ne me tentent pas, c’est dire le désarroi dans lequel Udaipur me plonge. Je repars vers les lacs, là où les gens n’ont pas été expulsés pour y construire des hôtels avec vue imprenable sur le palais et la vieille ville, dont le mien, je dois l’avouer. C’est là que je t’aime mieux, Udaipur. Je te quitte demain et tu commences à me charmer. Comme le temps d’un mariage indien, nous sommes engagés mais nous ne nous connaissons à peine. En Inde, l’amour se développe après le mariage, c’est du moins la croyance, nous n’aurons pas cette perspective toi et moi… Le voyageur rapide que je suis n’en a hélas pas les moyens, ni le temps. Tu n’étais pas la première ville rencontrée, tu es très belle, plus que d’autres, tu serais sublime sans ta nuée de touristes et des travers conséquents.

 

Mon billet de train est confirmé pour Jaisalmer demain soir, depuis Jodhpur que je rejoindrai donc en bus.

Pour ma dernière soirée à Udaipur, je me risque de l’autre côté de mon île, je tente cette zone où se rassemblent mes congénères occidentaux. Je visite les restaurants installés en enfilade, plus bruyants les uns que les autres, positionnés en plein air sur les terrasses des toits, et ce n’est pas désagréable. Certains font brailler Octopussy, j’aime ce Bond, qui a entre autres été tourné à Udaipur. C’est ma dernière tentative loin de mon refuge, avec une belle vue sur le palais éclairé et le lac, un paneer massala excellent et une bière froide qui lessive ma gorge empoussiérée.

 

 

RETOUR VERS LE FUTUR – MARS 2020…

 

Je dis souvent qu’il ne faut pas retourner dans les lieux qu’on a aimé, c’est la plupart du temps décevant. L’effet de surprise favorable, disparaissant, il ne reste que ce qu’il est. Pour Udaipur, l’inverse semble se confirmer. Passé la grande frange de nouvelle ville poussiéreuse où le voyageur n’a rien à faire, je me déshabille de mes aprioris vieux d’une dizaine d’années. Je retourne m’installer de l’autre côté, où l’on accède par un foot bridge, face au City Palace. Ma ghesthouse, l’Hibiscus, est topissime, au calme de bout de terre, chambre spacieuse et joliment décorée, jardin avec de l’herbe, terrasse de toit, petit déjeuner banana pancake, plusieurs salons où je peux lire et écrire, le personnel qui parle anglais… pour un excellent rapport qualité/prix (875 Rps – 10,50€). Un refuge, un privilège, ça change tout.

Et puis, fors de mon expérience, je me faufile en priorité dans les ruelles, suis étonné par le bâti riche et coloré. Udaipur que je me souvenais blanche, ne l’est pas tout à fait. Les marchands sont affables, un large sourire aux lèvres, tentent de me faire entrer dans leurs boutiques vantant les mille trésors qui s’y trouvent. Ca reste bon enfant. Si je ne veux pas, je ne veux pas, c’est tout. Je ne subit pas trop leur insistance.

Il y a évidemment beaucoup plus de touristes et voyageurs qu’ailleurs où je suis passé précédemment, mais la grosse différence que je constate avec ma précédente venue est l’absence totale de groupes qui, compte-tenu des circonstances, se sont annulés. Et ça change tout dans l’ambiance. Alors je me promène, je prends mon temps, je repartirai quand je repartirai, je suis largement dans mes temps, n’était-ce que l’incertitude coronavirienne. Udaipur et moi semblons nous être réconciliés.