Extrait du chapître 10 de « Chroniques Indiennes » - Eric Watiez, introuvable aux éditions J’ai pas lu – notes 2007

 

LES MAISONS BLEUES DE JODHPUR

 

Pour conserver cette dernière bonne impression d’Udaipur, la solution s’impose à moi à 4 h du matin dans mes rêves calmes. Il me faut la fuir au plus vite. Je quitte la ville à l’aube par le bus de 8 h direction Jodhpur. Je parcourrai, trop vite certes, cette ville jusqu’à l’heure de l’express de nuit pour Jaisalmer, mais c’est cela qu’il faut faire. Je prends femme et enfant, c’est-à-dire mon gros sac qui s’arrondit à craquer les fermetures et mon petit sac. La gérante de l’hôtel, que je réveille pour le check-out, bougonne et me reproche de lui avoir fait réserver un ticket du bus de l’après-midi, maintenant inutile. Les scrupules ne m’encombrent pas et je suis heureux de plaquer Udaipur au dépourvu avant qu’elle ne devienne amante envoûtante, presqu’en voleur de sensations. De toutes façons, la gérante n’est pas sympathique. Le premier rickshaw me demande cent roupies pour aller à la gare des bus, je prends le suivant, à cinquante roupies…

Le parcours est interminable et chaotique, 300 kilomètres de routes inégales rythmés par les coups de klaxon que le chauffeur s’ingénie à bloquer. Le plus souvent inutiles, ils lui donnent une raison d’exister, de dominer peut-être. C’est comme cela qu’on apprend à conduire ici, la priorité n’est pas qu’à droite, elle est à celui qui se fera entendre le plus fort. Les arrêts sont toujours réjouissants. Chat échaudé, je ne m’éloigne pas trop du véhicule et conserve un œil sécuritaire sur mes sacs. Le temps de trajet est habituel, quarante à cinquante km/h de moyenne. J’atteins Jodhpur en début d’après-midi et trouve un hôtel qui accepte de garder mon sac jusqu’au soir. Sans prendre le temps d’une pause, je file vers la vieille ville.

Je ne recommande jamais de visiter un endroit au pas de charge, cela permet rarement de ressentir l’âme du lieu. Je me réserve donc aujourd’hui mon droit à la contradiction. Il me semble qu’il fasse un peu plus chaud ici et cela grouille de rickshaws, de motos, de vélos… l’étourdissement est garanti à l’heure de ma sieste !

La vieille ville est un immense bazar que j’affectionne. Je m’encombre d’objets inutiles et volumineux, des cages attrape-souris qui me plaisent sur l’instant. Je les achète surtout pour la joie de l’échange avec le vendeur amusé. Un rickshaw m’emporte vers la forteresse de Meherangarh qui domine la ville. La vue y est plongeante, impressionnant est le point de vue. Il faut monter là-haut pour réellement apprécier l’uniformité indigo de la cité, Jodhpur doit bien son appellation de ville bleue. Il paraît que cette couleur éloigne les insectes.

Je suis surpris, avantageusement, que Jodhpur n’ait pas un développement touristique plus affirmé. Les touristes se déversent dans son fort et son marché, et se remettent de leurs émotions dans les hôtels climatisés. J’aurais aimé prendre plus de temps à déambuler, une journée de plus dans son grand bazar, ce ne serait pas de trop, je reviendrai.

La gare de Jodhpur est bien organisée, peu de trains s’y arrêtent comparativement à d’autres villes où c’est un bazar sans nom. Les pouilleux ont la peau très foncée, ce n’est pas un hasard, les fratries sont très sales. Leurs haillons déchirés semblent avoir été cousus avec les pieds. Nés pour la mendicité, ils se retrouvent ici le soir. Il est tard, la nuit est profonde, même en ville. Les pauvres sans abris s’installent en rang d’oignon le long des avenues libérées des piétons et véhicules. Ils s’enroulent dans des couvertures « tendance », couleurs indéterminées et trouées de-ci de-là.

 

Retour vers le futur – mars 2020

Alors voilà, compte tenu des circonstances, je ne retournerai pas cette fois-ci au fort de Jodhpur d’où je me faisais une joie de revoir l’extraordinaire vue sur la ville toute bleue. Ni à Jaisalmer, entourée de son désert, magnifique cité perdue au loin vers le désert du Thar et du Pakistan, 300 kms de Jodhpur, ni surtout Bundi, moins connue, moins abordée par les touristes pressés, et qui était une de mes priorités, ni d’autres cités du Rajasthan à peine effleurées lors de mon premier passage, ou carrément sautées par manque de temps. Il me semble que mon prochain voyage, lorsque tout cela aura pris fin, prend déjà quelques contours.

Voici ce que vous loupez :

Et aussi ça :

Et encore ça :

Et me voici à Salawas, village à une vingtaine de kilomètres de Jodhpur. Astrid y a dégoté un homestay très sympa il y a quelques années. Une famille de tisserands y a développé des huttes en dur dans le style du coin, de couleur ocre rouge, jolies comme tout, entre basique et confort. L’avantage est d’y vivre à l’heure familiale, détecter dans le réel des mécanismes de comportements. La famille est composée de 14 personnes. Les deux grands-parents d’abord, le grand-père, qui a bien dû tabasser son épouse, c’est la règle, demeure le chef de famille jusqu’à sa mort. C’est lui qui choisit les prénoms des petits-enfants. Les belles-filles rabattent leur foulard pour masquer leur visage et ne disent plus un mot en sa présence. Il ne leur parle d’ailleurs pas, ou pas gentiment. Il a tous les droits, y compris celui d’engueuler très fort une de ses belles-filles en présence de son fils pour de minables raisons. C’est lui le chef. Et il y a le fils aîné, Cchotaram qui gère la homestay. Marié officieusement à 15 ans avec son épouse qui avait 11 ans alors. Cette dernière, après cérémonie, est venue rejoindre la famille à 15 ans pour assurer son rôle de femme, de mère en devenir, de bonniche... Astrid a reçu les confidences concernant les relations intimes du couple. Personne n’est préparé, ni surtout ne prend de plaisir aux relations sexuelles, galère pour l’épouse, furtivité pour l’époux. Les perspectives heureuses annoncées pour le mariage doivent tourner en cauchemar pour certaines. Selon le déplacement du curseur où l’on place le viol, on n’en est certainement pas loin pour un certain nombre de couples devenus pourtant légitimes. Mamata, après 3 enfants, considère que c’est bien comme ça, donc rideau. Et Mamata n’a pas 30 ans. Le divorce n’étant pas une option, l’intelligence est que le couple, qui ne s’est pas choisi, arrive à s’apprécier, sinon c’est l’enfer. Le couple Cchotaram-Mamata paraît bien s’entendre.

Dans l’échelle des comportements indiens, la tendresse arrive en 95ème position. On aime ses enfants évidemment, mais on n’a pas le temps de réellement s’en occuper avec affection. Pas de bisou du soir, pas de câlins. On leur parle assez rudement. Il n’est pas illogique qu’à l’âge adulte, cela ne se reproduise.

L’entente du couple n’est pas la même chez les autres frères, mais il faut faire avec. Les femmes indiennes sont paraît-il des emmerdeuses, « tu devrais faire ci, tu devrais faire ça », « dis, tu m’achètes de nouveaux bracelets ? » et gnagnagna, des pestes quoi, quoique soumises aux règles édictées il y a des siècles par les hommes. Alors le macho indien, puisque le mâle indien est macho (sans pouvoir pour autant concrétiser sa séduction ailleurs) perd de sa liberté, l’idée du mariage souhaité ne l’amuse plus du tout quand réalisé… Le plus jeune fils, marié l’an passé a 21 ans, son épouse 19. Ce n’est déjà pas la joie…

Bien qu’à 20 kms seulement de la grande ville, Jodhpur, Salawas est reculé. Ses habitants ont des croyances qui me paraissent hallucinantes. Ainsi, le gourou du coin a annoncé que le corona allait passer au-dessus de l’Inde et qu’au 1er avril ce serait déjà oublié. Cchotaram et ses frères, qui ont pourtant une habitude à côtoyer des occidentaux, croient dur comme fer aux prédictions du gourou. Y compris lorsque le premier ministre Modi fait son allocution qui prépare les citoyens au confinement.

Autre débat surprenant, très sérieusement Cchotaram et ses frères affirment que les musulmans descendent de Shiva et que s’ils sont terroristes, c’est parce qu’ils épousent tous leurs cousines. C’est simple, basique, relativement incontestable tellement l’affirmation est péremptoire.

Je suis bien à Salawas, protégé dans le homestay, aussi parce qu’il y a Astrid à qui parler, mais je ne peux m’empêcher d’être mal à l’aise de ce que je vois et entends, la position des femmes, les croyances… J’ai beau être très ouvert sur ce qui se passe ailleurs dans le monde, sur les coutumes et traditions, j’arrive souvent à m’extraire de ma culture et de mon éducation, nous ne sommes tout de même et vraiment pas du même monde. Ce n’est pas une surprise…

Le soir, tout le monde se réunit autour du repas préparé par les belles-filles (qui mangeront plus tard). Le rituel est immuable. On mange par terre, agglutinés sur une couverture de 10 m². C’est simple et bon, végétarien. On s’octroie une bière en bons occidentaux assoiffés, eux ne boivent pas d’alcool. Je réclame une cuiller. Ça discute ferme, ce soir, le grand-père s’en prend à un de ses petit-fils qui n’a pas répondu immédiatement. Il est temporairement banni du groupe, ça ne badine pas. Les belles-filles, en ballet, font le va-et-vient des plats et de l’eau pour les hommes. On ne remercie pas en Inde. Curieusement, la plus grande petite-fille de 13 ans, déjà grande, participe aux repas et aux discussions, elle n’aide pas en cuisine. Pourtant, dans peu d’années, c’est elle qui s’y collera. Sitôt le repas fini, c’est la débandade, certains rotent, ce n’est pas impoli. On tire les chapnoi pour les enfants, ils sont exténués et se couchent d’eux-mêmes. Les adultes ne tardent pas à y aller aussi. Pas de nuisette ni pylama, ils se couchent habillés et forcément poussiéreux, se réveillent de même, la toilette est pour le lendemain matin après le petit dej.

Il faut rentrer sur Delhi où on ne sait pas trop ce qui nous attend, couvre-feu, confinement, ni quelle sera la durée du séjour. L’expérience de la patience a assez duré pourtant. On croise les doigts et les informations sont toujours contradictoires et sans véritable logique…