C’est l’histoire d’une réservation de bus en bonne et due forme, Bhavnagar-Diu, départ 12h30, durée du trajet estimée à 4h30, Express, AC et non-stop, 138 INR (moins de 2€) pour parcourir les 200 bornes. Une affaire donc ! Tout ce qu’il faut pour que ce soit relativement agréable, regarder le paysage dans de bonnes conditions, ne pas transpirer, peut-être lire, somnoler sûrement, arriver frais comme un gardon… Oui mais voilà, le bus n’arrive pas. On me confirme d’attendre plateforme 12, celle tout au bout, on m’offre même un siège, je dois avoir l’air d’un papy au milieu de cette ribambelle d’ados et jeunes adultes masculins qui se plantent devant moi en me détaillant d’un air sérieux comme si j’étais une souris de laboratoire et commentant ma présence en langage glouglou et ricanements de récents hormonés. Je réclame poliment un peu d’air et une vision frontale d’environ 2 mètres. Le bus n’arrive toujours pas, ce qui n’est pas très préoccupant en Inde. Et puis on vient me chercher en urgence. « Did you reservation Diu ? Come on, bus waiting ». On me fait monter dans un bus qui a tout d’un bus local toutes fenêtres ouvertes pour faire passer l’air quand le bolide roule, provoquer les courants d’air, même si l’air est chaud, c’est toujours plus acceptable que la moiteur épaisse. Le bus est déjà rempli, mais on m’attribue malgré tout une place assise près de la fenêtre. Elle pourrait bien être la place 24 réservée, je compte les places depuis l’avant. Pas de coffre à bagages pour mon gros sac. Je dois monter mes 18 kilos (le sac, pas moi !) dans l’habitacle bourré de sa populace. Le contrôleur me dit de le poser sur son siège à lui et je vais m’asseoir à côté de deux charmantes dames que je bouscule en essayant de passer mes longues jambes.

Nous démarrons. Je vérifie mon ticket, la mention AC n’est pas indiquée. Il ne faut surtout pas croire les informations sur Internet (ça ce n’est pas nouveau) et surtout bien lire, surtout ce qui n’est pas écrit. Nous démarrons donc, ça commence à brinqueballer. Le contrôleur me fait des signes et me demande de dégager mon sac de son siège. Ah oui, l’aurait pu le dire tout de suite, et je le mets où mon sac ? Sur les genoux de ma voisine ? Il est con comme une valise sans poignée ce type. Non non, il faut le mettre à l’arrière (où c’est noir de monde). Oki oki, je redérange les dames sur lesquelles je manque de m’asseoir, et commence à râler (impossible n’est pas français !), pouvait pas le dire avant que je m’installe le type ? Et avec les suspensions larges du bus en mouvement, avec mon sac dans les bras, il y a grand risque que j’assomme 5 ou 6 têtes hilares au passage, sans compter les pieds écrabouillés de personnes qui n’auront pas accès aux urgences et deviendront estropiées à vie qui sait ? Je retourne à ma place et réclame au contrôleur qu’il demande au chauffeur d’arrêter ce tombeau à 4 roues, et ensuite je m’exécuterai. Je commence mes invectives en français. « Nique ta lope, eh pédé, avec ta tête de fion, t’es le modèle rêvé ». Voilà, j’ai déversé d’un coup mon contingent d’homo et xénophobie, il devait m’en rester dans un coin de poche. Ça me soulage, je l’ai pensé tellement fort que ça a dû bien s’entendre. Tom déteste quand je m’emporte à l’étranger en français. Moi ça me fait du bien, très temporairement certes, après je regrette évidemment, mais j’ai les circonstances atténuantes de la fatigue et de la déception, pauvre petite chose… Et puis parler haut en français montre mon énervement sans prendre le risque que l’interlocuteur comprenne le moindre mot. Sale caractère de lâche colonialiste tout de même ! J’ai gain de cause, le bus s’arrête, je prends mon sac et vais le déposer aux pieds de deux pauvres gars que je vais donc embêter. Je retourne le sac et leur dit qu’ils peuvent poser leurs pieds sales dessus. Au point où il en est, mon sac peut bien maintenant sentir des pieds !


Et puis « Non-stop », tu parles Charles, non-stop entre deux arrêts, oui sans doute… Le bus sort de la ville, interminable cette sortie, la 2x2 voies en construction nous nargue régulièrement, notre route est sa vassale, caillouteuse parfois, étroite souvent, poussiéreuse régulièrement. Je me dis parfois que j’ai bien une propension à rechercher l’inconfort. Je me justifie par la rencontre du quotidien et du hasard, des gens d’un peuple qui n’est pas le mien, du privilège relatif de la défriche touristique, du sentiment d’être l’apogée de leur voyage à eux… J’en suis parfois, encore pas trop souvent heureusement (mais ça vient) à jalouser ces touristes qu’une voiture climatisée avec chauffeur attend à la sortie de chaque site. Je n’en suis pas encore à rêver des cars de groupes de retraités. J’ai toujours besoin de transpirer dans mon jus, de me serrer à d’autres fessiers et corps pas toujours glamour, à respirer des dépotoirs qu’on masque au commun des mortels touristique (ah mais, c’est que je ne suis pas Donald Trump moi, God me préserve !), à assister à des saynètes sans importance et « exotiques ». Le trajet dure finalement 7 heures et demie, je mets mon corps et mon esprit en hibernation, je sais faire cela très bien en voyage. Ma charmante voisine sort son petit carnet crasseux et me demande timidement un autographe, mais oui, la star de l’Express Bhavnagar-Diu, c’est moi. Elle m’offre un bonbon, moi j’économise mon eau par toutes petites gorgées. L’assurance de lui avoir procuré un petit bonheur dans sa journée. Si je peux aider… Je ne vois pas bien comment, compte tenu des routes empruntées et de leur état, nous aurions pu tenir dans les 4 heures et demie promises.

Dehors, le paysage défile, quelques dromadaires tirent des charrettes où femmes et enfants à la peau très foncée par la nature et la crasse s’amoncèlent. Les vaches trient les détritus, boulottent ce qui leur semble comestible, ou se bougent nonchalamment, le regard très peu convaincu d’un avenir plus radieux. La fin de journée donne de belles couleurs aux villages, aux gens qui rentrent des champs, aux petites filles qui portent l’eau sur leur tête. Je dois être le seul du bus à être toujours à ma place, les autres sont déjà descendus quelque part, d’autres les ont remplacés. Aux arrêts, c’est la cohue. Les gens qui descendent sont résignés à la ruée de ceux qui montent pour attraper les sièges vacants. Ce n’est visiblement pas le rôle du contrôleur de réguler le flux. La pratique est culturelle (comme celle de jeter ses détritus par la fenêtre). Alors les arrêts prennent quatre fois plus de temps qu’il ne faudrait. Logique et Inde ne sont pas toujours dans la même équation. Les campagnardes ne sont pas toutes fines, loin de là, les grossesses à répétition ont formé les embonpoints, nous voilà dans un concert de bourrelets, flip flap flop, comment se croise-t-on dans l’allée centrale de cinquante centimètres tout au plus ? On se croise, La magie indienne. Comme tout être humain, les bébés indiens naissent en criant leur oxygène. Ils ne perdent jamais le souvenir de leur appel à la vie. L’indien ne sait pas parler autrement que par l’invective, le parler haut, très haut parfois. Les groupes d’indiens dans les hôtels sont la plaie des voyageurs qui ont le sommeil léger. On lit beaucoup cela dans les commentaires. Il semblerait qu’on ne puisse se passer de bruit en Inde, et on aime le couvrir par la voix. Alors ce bus ressemble à une boîte de conserves d’animaux bien vivants et qui le revendiquant. Ca miaule et aboie, un vrai cirque à chiens…


Si j’aime cette ambiance ? On ne le dirait pas. Mais oui et non… Tout dépend de mon humeur, qui dépend de mon état d’éveil, qui dépend de mon ressenti de la chaleur parfois. C’est pour cela que, moi en tout cas, il faut savoir vraiment se préserver en Inde, ne pas aller plus loin qu’il ne faudrait (ce qui est ma tendance). Ou s’offrir l’air conditionné, le chauffeur, la programmation, les piscines et restaurants des grands hôtels… c’est très bien aussi. Et pourquoi ne pas mixer les deux ? J’y songe…

Besoin de calme après 15 jours de trip indien, l’échéance est plus rapide que prévue. Voilà pourquoi je vais à Diu, étape bien positionnée sur mon trajet.

Diu, petite île de 45 km², au sud du Gujarat, ne fait pourtant pas partie de cet état. L’histoire est particulière puisqu’elle était possession du Portugal (comme Goa) jusqu’en 1961, date à laquelle elle a été rétrocédée (plus ou moins de force) à l’Inde, indépendante depuis moins de 15 ans. En même temps, depuis le départ des britanniques plutôt bienveillants, le Portugal ne savait trop que faire de ces bouts de terre si éloignés. Goa est devenu un état à part entière de l’Inde aujourd’hui, ce qui n’est pas le cas de Diu, ni de Daman dans le même cas, qui sont directement administrées par Delhi. Et ça change tout ! A Diu on boit de l’alcool ! Je ne vous raconte pas, comme dans mon bus à rallonge, je fantasmais sur ma première bière 😊 Et le bon Diu a exaucé ma requête ! Et Diu (Oh my God) est un havre de paix, celui qu’il me fallait ! Il y a pas mal de guesthouses qui me semblent très bien. Je pose mon dévolu sur la Dream Vison GH. L’appellation est un peu superlative, mais on voit bien par ailleurs des établissements du type « International Palace Hotel » ou « Royal Emerauld Resort » convenant très bien à des colonies de cafards… 800 INR la nuit (10€) petit déjeuner inclus, il paraît que je suis surclassé. L’offre est avantageuse, chambre très correcte, literie top, terrasse ombragée donnant sur petit jardin au calme, restaurant passable et bière fraîche. C’EST TOUT CE QU’IL ME FALLAIT. J’y reste quelques jours.


Je fais un retour en arrière sur mes précédents voyages en Inde, ayant tous donné lieu à des impressions écrites, pour me faire pardonner de mes redites à ceux qui me suivraient assidûment depuis quelques années. L’Inde évolue, mais forcément, parmi les nouveautés, je réitère des descriptions et étonnements, souvent sans le vouloir. Mais je table aussi sur l’amnésie de mes lecteurs, à hauteur au moins de la mienne. Ceci est donc mon 5ème voyage en Inde. Pour donner des idées de circuits à certains, voici les précédents :

-         2007 : trajectoire Nord, de Varanasi (Uttar Pradesh) à Jaisalmer (Rajasthan) en 3 semaines ou 1 mois : Varanasi (Bénarès) – Lucknow – Khajuraho - Orchha – Gwalior – Agra (Taj Mahal, émerveillement) – Faithpur Sicri – Delhi – Jaipur – Ajmer Pushkar – Bundi – Udaipur – Jodhpur – Jaisalmer. Un petit marathon ce trip tout de même… 1er voyage très fatigant, je suis rentré en France éreinté.

-         2008 : trajectoire Sud : Tamil Nadu, Kerala et Karnateka en 3 semaines ou 1 mois : Mammalapuram – Pondicherry – Trichy – Madurai – Quillon – Allepey – Cochin Ernakulam – Hampi – Goa. Pour ce second voyage, dense également, j’ai terminé par quelques jours de plage à Goa, pour le repos nécessaire.

-         2012 : Kolkatta – Bengladesh en 3 semaines ou 1 mois : Kolkatta – grand tour du Bengladesh – Delhi et retour au Taj Mahal (déception). Le Bengladesh est autant facile (et épuisant si on n’y prend garde) à visiter que l’Inde

-         2019 : trajectoire Est en 7 semaines : Kolkatta (qui est pour l’instant ma préférée des très grandes villes) – Assam – Odisha – Hyderabad – Andaman Islands (déception) – Mysore – Mamalapuram (devenue Mahabalipuram)

Et me voici maintenant côté Ouest avec Mumbai et le Gujarat et je pense retour au Rajasthan, où il me réjouira de prendre mon temps. Voili voilou…

Retour à Diu.

Rattachée au continent au nord, où ne circule pas de route côtière, par deux ponts et séparée de lui par un chenal pas très large, l’île s’offre totalement à la Mer d’Arabie sur son flanc sud. En face, c’est l’Antarctique que, même par temps clair, aucun ilien n’a jamais aperçu. De la présence portugaise, qui a duré tout de même 400 ans, il ne reste pas grand-chose… Un fort vaste et mastoque et des remparts en bout d’île, quelques noms de rues gravés dans la pierre, des demeures imposantes en grosses pierres soumises aux moussons et que les propriétaires restaurent à grand peine, plusieurs églises imposantes (sans la démesure de celles de Goa pour autant) où l’on manie encore le goupillon, l’une d’elle, St Thomas, a été déclassée en musée consistant en une enfilade de statues de saints en bois (beaucoup aimé cette ambiance). Quelques faciès métissés… Plus trace aucune de la langue… Je prends un gamin en photo, je lui trouve un air brésilien, je tiens là ma preuve d’un passage portugais. Je montre la photo à mon aubergiste qui me fait déchanter. Il s’agirait plutôt d’un descendant d’africains esclaves. Ça se tient aussi !

Diu est très propre et calme, très propre selon les standards indiens. Au-delà, il y a méga propre, puis ultra, puis giga ou encore hypra… Mais ce sont là le bas de l’échelle de la propreté européenne (hors Paris s’entend !). Je pars très tôt à pied dans la vieille ville coupée du reste de l’île par un épais rempart. Je pars armé, on ne sait jamais. Armé de mon Canon 600D. Et je fais bien. Les maisons sont un festival de couleurs, décrépies ou repeintes. C’est l’heure où les femmes balayent devant leur porte. Les maris ont dû bien se comporter et ne pas trop picoler, il ne sont pas emportés avec la poussière. Puis je loue un scooter, 500 INR la journée (6€). Avec mon casque, je fais un peu extra-terrestre, je m’en fiche, je ne suis pas mieux avec mon chapeau « Oman ». Je longe tant que je peux la côte sud, de belles plages, souvent gâchées par la négligence indienne envers ses déchets. Pourtant je vois régulièrement des femmes armées de sacs, allant collecter bouteilles, couches, tongs, etc. oubliées par inadvertance lors de départs précipités. Comme vous le savez maintenant, les indiens ne se baignent pas, ou très peu, les femmes restent habillées, les jeunes (hommes) osent parfois le short de bain, on se trempe les orteils, les mollets, et parfois, grand délire sonore à l’appui, on s’immerge. Les indiens aiment les plages, comme celle nommée Nagao, où ils seront nombreusement agglutinés, sûrs de trouver des échoppes de nourriture ou de merdouilles pour y dépenser leur salaire… Bref, la culture de la mer (et de la plage) est diamétralement opposée à la nôtre, la mienne en tout cas. Je n’étend pas ma serviette sur les plages indiennes.


Au hasard, je trouve une petite anse mignonne sans aménagements, beau petit sable blond, une barque de pêcheur ensablée, le pêcheur n’est pas là, quelques bouteilles parsemées, mais suffisamment peu pour qu’on conserve le pavillon bleu à l’endroit. L’eau est fraîche et agréable, et inversement. Elle n’est pas transparente à Diu, les courants ne doivent pas le permettre. Je sors de l’eau, me sèche au soleil, fais quelques pas dans le sable, histoire de penser à mon avenir dans la prochaine heure. Et puis je jette un œil à l’eau et je suis effaré. La marée montante apporte maintenant, venant du large, son lot conséquent de déchets, couronnes de fleurs, bouteilles et sacs plastique, bouchons, etc. Répartis, ils semblent les cadavres flottants d’un naufrage. En quelques minutes, l’aspect de l’eau s’est transformé. Je suis écœuré ! Il y a une très longue plage au bout ouest de l’île, le sable est bon, il n’y a personne, je trempe mes pieds. La meilleure plage est sur le continent, celle de Ghoghla, village continental faisant partie du territoire de Diu. Quelques pêcheurs, je m’y suis baigné sans être embêté tout au bout, royal ! Dans ce pays où les hommes portent des bénards roses sous des tuniques rutilantes et turbans de maharadjahs lors de cérémonies ou pour faire joli, que les femmes ont en stock des saris et bracelets magnifiques, je comprends peu le laissez-aller ordurier. Je dis ça à Diu et ses plages, qui au bout du compte sont nettoyées autant que faire se peut, mais j’ai vu nettement pire !


Je prends l’habitude du calme, de ma guesthouse protégée, je repousse le moment de repartir dans le chaos continental, je reste quelques jours à Diu. C’est certainement pour cela que je me sens gêné dans le village de Vanakbara à l’opposé ouest de Diu City. C’est un port important de pêche avec lourds bateaux de bois traditionnels, très peuplé, désordonné, aux ruelles très étroites, sale et délabré même, où flottent des relents très prenants de poisson décomposé. Une impression d’Haïti d’un côté et de République Dominicaine de l’autre. Je me ballade à pieds sur le port et traverse le reste en scoot. Mon aubergiste me confirme que Vanakbara, c’est l’Inde, ce qui que la différence avec l’esprit de Diu. Son épouse me confirme que, même pour eux, se rendre au Gujarat, au-delà du pont, est éprouvant, Diu est un vrai monde à part, finalement presque paradisiaque. L’impression d’y passer des vacances durant mon voyage.

En chemin, très joli cimetière marin coloré que je prends de loin pour un village de nains enclos.

Au petit déjeuner, face au jardin de la GH, où je me dis que les élégants écureuils qui pullulent en Inde et que l’on regarde avec attendrissement, ne sont finalement que des rats avec de jolies queues !, j’entends un « Putain » lâché par réflexe. Mon premier occidental de Diu est français. Entre plusieurs réflexions intelligentes et bien documentées, nous en arrivons au Coronavirus, sujet de conversation mondial du moment. Nous arrivons à la conclusion que, dans ce pays qui rime qualité de vie avec promiscuité, où être ensemble et nombreux ensemble est à la fois un besoin, une obligation, une culture et une sécurité, où les transports de voyageurs en bus et train sont incessants, où les soins médicaux sont loin d’être à la portée de la plupart… l’introduction du virus pourrait bien s’avérer destructeur… Il vaut mieux être riche et en bonne santé, c’est ce que je pense 😊