Bonjouratous,

Soyons clair, Tirana n’est pas une ville dont il faut attendre quelque chose. Se fabriquer des espoirs serait pire. Dans ces cas de figure, on s’exposerait immanquablement à de grosses déceptions. Tirana fait partie de ces endroits sans âme avérée, sans site exceptionnel qu’on apprécie pour ce qu’il est et non sur des fantasmes, des élucubrations ou des malentendus. Le fait est là, Tirana n’est pas une jolie ville. Mais sur le plan intime, ne peut-on pas aimer une personne qui n’aurait pas les canons de beauté admis par l’époque ? Faut-il un coup de foudre immédiat ? Cela prend plus de temps, le temps d’approfondir, de connaître, de ressentir… de se trouver des points communs, des points d’entente… et de constater qu’on est en phase. Avec Tirana, ma promise, ce temps, je ne l’ai pas sur ce voyage. J’ai programmé une journée, une seule journée. Sans prétention, j’ai un peu de bouteille pour ne pas porter de commentaire définitif, comme c’est la règle avec les étoiles qu’on nous demande de comptabiliser sur tout aujourd’hui. Quand on n’a pas le temps, plutôt que jouer les touristes pressés à tout voir, je pense qu’il vaut mieux se laisser aller, oublier au maximum guides et téléphone, faire ce qu’on peut, là où on est. Et puis, on reviendra… peut-être.

J’avoue que je n’ai pas complètement appliqué cette fumeuse théorie avec Tirana, ma fiancée, que j’ai suivi un parcours de marche préconisé par le Lonely Planet qui se serait avéré assez quelconque si je n’avais pas fourré mon nez dans quelques chemins de traverse. Que j’ai voulu voir le Bunk’Art 1 en faisant confiance à Google Map qui plante tout le monde sur ce coup. Tant pis, je suis allé voir le Bunk’Art 2 en centre-ville. Et plusieurs adresses du Lonely et de quelques blogs, comme la maison traditionnelle (il n’y en a quasiment plus à Tirana) de Sali Shijaku ou le restaurant Ora, ont disparu de la carte (effets du covid ? des restructurations urbanistiques ?).

A Tirana, on marche, je ne vois pas le moyen de faire autrement, tout ou presque est accessible à pieds. Et mes pieds en savent quelque chose aujourd’hui. Je vais certainement déguster les prochains jours. Comme je l’ai déjà dit, le masque sanitaire est un accessoire rangé dans les malles, sauf pour quelques vieux très très très très rares, probablement la minorité faiblissante des pro max, pro vax et pro pax qui devraient défiler sur la place Skanderbeg le samedi ! « Rendez-nous nos libertés, laissez-nous avec notre recul ! Nous voulons porter le masque… »  Imaginez-vous que ça fait tout rigolo de voir le visage complet de tant d’inconnus à la fois. Pour l’instant, par réflexe, je contourne les gens que je croise, ça doit leur paraître bizarre mes arcs de cercle. Je m’habitue donc à respirer. Y aurait-il un microclimat covidien ici ? J’apprends que notre passe sanitaire va être prolongé jusqu’à l’été au moins, ça me laisse quelques doutes. Une dame, gênée par ma question sur la réglementation en matière de masques, finit par me répondre qu’on le porte dans les banques, mais pas dans les boutiques !, enfin rien ne me semble moins sûr. J’en déduis que chacun fait bien ce qu’il veut et que la quasi unanimité a décidé.

Donc Tirana n’est pas belle, c’est une sorte de chaos architectural. La ville se construit à tour de bras et s’élève en hauteur. D’où viennent les investisseurs ? Dans les années 2000, la municipalité a décidé de repeindre les façades avec des figures géométriques chatoyantes pour donner de l’homogénéité, de la gaité, etc. Je ne sais pas qui leur a fourni la peinture, mais il y a matière à procès. La peinture s’écaille, est délavée de soleil, et le salpêtre reprend ses droits. Le résultat est peut-être pire que la situation grise d’avant. Et cela jure avec les immeubles tout neufs et bien peints d’aujourd’hui. Demeurent ces immeubles d’inspiration soviétique, qui n’envisageaient pas que la gaité puisse être un élément essentiel du bien-être ! Mais bon, si l’argent continue de couler, Tirana pourrait devenir à terme une ville nouvelle et bien pensée. En tout cas, rien à voir avec mes souvenirs de 1988. J’ai dû voir Tirana sur une autre planète.

Ce qui frappe immédiatement est le nombre de coffee shops avec terrasses, une bonne partie branchés, avec de la musique de djeuns horripilante, mais il faut savoir ce qu’on veut. Et puis le café expresso est absolument excellent, fort et dense, 80 lek la tasse avec un verre d’eau (70 centimes), il est à 50 lek à Elbasan. J’ai plus de réserve pour la bière pression locale qui a un bon goût de flotte. Il faudra que je réessaye. En bouteille c’est parfait. Je me suis donc baladé, j’ai revissé mon reflex au poignet. J’ai aimé l’atmosphère sereine du Pazar I Ri (marché), bien qu’il soit installé dans une halle neuve maintenant. J’ai été déçu par le Bloku, ex quartier de la Nomenklatura communiste, aujourd’hui quartier « bobo » empli de coffee shops. Il paraît que le quartier s’anime le soir, surtout le weekend, et qu’y défilent les Mercedes payées avec on ne sait quel argent, et on ne veut surtout pas le savoir… La place Skanderbeg, où les grandes avenues se donnent rendez-vous, est aussi décevante, bien qu’elle soit grandiose. Il n’y a en fait rien, c’est trop grand, trop vide, trop encore dans l’esprit d’écrasement des masses. A l’un de ses angles, il y a donc le Bunk’Art 2. On y descend comme si on allait dans le métro. C’est un dédale de galeries étroites avec de toutes petites cellules, qui reliaient souterrainement différents ministères et administrations et où s’effectuaient les atrocités de la dictature. L’endroit est transformé en une sorte de musée explicatif de cette période policière (camps de travail, écoutes, tortures, etc.) avec beaucoup de photos, objets et textes à l’appui. Comme je ne sais pas lire, je n’ai pas ressenti de profonde émotion, mais elle doit être réelle pour les gens qui ont la compassion que j’ai peut-être perdu en route. De ce fait, j’ai évité la Maison des Feuilles, assez récente, qui traite des écoutes et du contrôle de la population à cette période. De toutes façons ça venait de fermer quand je suis passé devant.

J’ai absolument adoré la Galerie Nationale d’Art (Galeria Kombëtare e Arteve) qui traite dans un fouillis fouilla pas du tout désordonné du réalisme socialiste, peintures et sculptures, personnages tout en muscles et pommettes saillants, œuvres de propagande sûrement mais d’une réelle qualité. La muséographie est excellente, les murs sont remplis de tableaux imbriqués, tous anonymes et on peut se balader entre les sculptures. Ce qui ne gâte rien, il n’y avait personne lors de mon passage, et l’entrée est plus qu’abordable (200 lek – 1,60€). Si je reviens un jour à Tirana, je reviendrai avec évidence dans ce musée, passer beaucoup plus de temps. A coup sûr dans mon top 5 des musées. Je ne saurais dire spontanément quels sont les quatre autres, mais celui-ci mérite pour moi de postuler pour le ballon d’or. L’excellente surprise donc de ma journée.

Il pleut légèrement ce matin à Tirana. Il est temps de partir. Je quitte mon amoureuse. c’était bien mais ça n’a pas matché à 100%. Direction le sud-est du pays. Petite autoroute tranquille jusqu’à Elbasan, à 30 kms à peine. Près c’est terminé pour les autoroutes, faut pas pousser. Je prévois un petit café dans son vieux centre enserré en partie par d’épais remparts. Petite mosquée, pavés inégaux, j’aime la sérénité un peu défoncée de l’endroit. Une municipalité dynamique et argentée, soucieuse de rebond touristique et commercial, transformerait le tout en ateliers d’artistes proprets et petites boutiques de bijoux fantaisie, bougies parfumées et objets tibétains. Ce n’est pas le cas à Elbasan. Je ne m’attarde pas. La route vers le lac Ohrid passe à une voie. Elle sillonne au milieu de petites collines et petites montagnes. C’est tout vert et arboré. Les champs sont des petites parcelles. Les foins sont encore en meule autour d’un piquet central. Chaque camion ralentit le cortège et le jeu consiste à le doubler. Et puis on grimpe jusqu’à la bifurcation qui indique la frontière le la Macédoine du Nord. Alors on redescend en grands virages. Un point de vue est excellent sur la petite baie de Lin, mais le temps n’a fait que se dégrader. Il pleut des vaches. Et les vaches qui pissent. Lin est un joli petit village authentique et tout en pierre et j’aurais aimé m’asseoir avec mon livre à respirer l’odeur du lac. Vilaine météo. Je déjeune.

Dommage cette météo qui se dégrade. La route qui longe de près le lac jusqu’à Pogradec doit être superbe sous le soleil. De l’autre côté, c’est la Macédoine du Nord. Je suis très surpris de voir de la neige sur ses sommets. Est-on déjà si haut qu’il y ait de la neige en octobre ? Je me serais bien arrêté à Pogradec qui se donne des airs de station balnéaire pas très jolie mais qu’on devine vive et animée. Il y a même une plage. Le lac aujourd’hui ressemble à la mer, agité avec de belles vagues, ponctué partout de mouton bien gras et bien blancs. Alors je poursuis ma route jusqu’à Korcë. Cela m’arrange finalement, compte tenu de mon temps limité. On regrimpe et le paysage change du tout au tout. C’est une sorte de plateau marron. Les arbres sont jaunes et ont de petites feuilles, genre peupliers. Avec cette pluie et ce froid (la voiture indique 7°C) j’y vois bien les scènes épiques d’Ismail Kadare, le Général de l’armée morte par exemple. L’histoire de ce militaire italien chargé de retrouver, déterrer et convoyer en Italie les restes des soldats italiens morts pendant la guerre. La nature est hostile, le temps humide n’aide pas. Le général fait ce qu’on lui a ordonné de faire bien qu’il admette l’inutilité de la chose. Evidemment métaphore subtile du pouvoir borné de l’Albanie d’alors. Ca ne plaira pas à tout le monde. Ismail Kadare s’exilera de nombreuses années en France.

Korcë est une jolie petite ville, en tout cas son vieux centre, vaste, pavé de grosses pierres, on sent les efforts de rénovation. La quantité de terrasses et de cafés contraste avec le nombre ridicule des chalands. La saison y est pour quelque chose naturellement, la météo aussi. Je fais des repérages. J’espère quelques rayons de soleil demain pour prendre quelques photos. On annonce 85% de chances de pluie. Je table sur les 15% restants. Mon optimisme ne sera pas vainqueur cette fois-ci. Je n’avais pas prévu qu’un si petit pays puisse avoir des climats différents. C’est un peu comme si à Quimper il faisait 10 degrés de moins qu’à Morlaix. Mon hôtel, le Bujtina e Bardhe, 29€ la nuit (petit dej compris), est installé dans une maison ancienne. Il est charmant, un peu désuet. Super le petit dej d’ailleurs jusqu’à présent. Jambon, feta, saucisse, tomates, concombres, olives, fruits, j’ai mon quota de fruits et légumes quotidien dès le matin, mais aussi viennoiserie, pain frais (excellent), beurre et confiture… Encore un pays où le thé se dit « chai ».

Autre musée d’exception, bien inattendu dans ce bout d’Albanie. Il s’agit du Muzeu Kombëtar i Artit Mesjetar (à vos souhaits) qui comporte une collection impressionnante d’icônes d’inspiration byzantine des 13ème au 17ème siècle. Une sacrée mise en valeur. Rien que pour ça, Korcë vaut le détour. Je pars ensuite déjeuner au chaud dans une taverne de Voskopodjë (Moscopole), village rural à 20 kms de Korcë qui est en train de se transformer en attrait touristique. Vue la taille du resto, qui n’est pas le seul dans le village, il doit y avoir sacrément du monde en d’autres périodes, peut-être déjà le weekend. Un tzaziki pour bibi, parmi les meilleurs que j’aie mangés et une crêpe albanaise. Cette dernière consiste en un empilage de 4 ou 5 crêpes pas trop cuites avec de la feta et un fromage râpé fondu sur le dessus qu’ils appellent cheddar. Ce n’est pas le délire mais c’est bon quand même, et surtout hyper copieux. Sieste et diète de rigueur.

La route pour monter à Moscopole (alt 1.100m.) est très agréable, petits vergers et arbres aux couleurs d’automne jusqu’à la hauteur des conifères puis un plafond de nuages. Par beau temps, ça doit être sublime. La petite ville est renommée pour sa dizaine de vieilles petites églises de pierre, rebâties ou restaurées. Je rappelle que toute religion a été interdite en 1967, pendant plus de 20 ans donc, laissant mosquées et églises à l’abandon ou détournées de leur usage, pillées sûrement. La ville est tout en pierre claire, la même pour les rues, les trottoirs et les murs des maisons. C’est assez minéral donc et cela fait contraste avec l’environnement très vert des collines avoisinantes. N’aurait été la petite pluie incessante, je me serais baladé à pied sans limite dans le village et ses alentours. J’ai un peu peur de la tournure que peut prendre ce village. Les tavernes et maisons d’hôtes ne vont tarder à se succéder. Dans un coin sont rangés des karts (forcément bruyants) destinés à sillonner les chemins. Aujourd’hui il n’y a quasiment personne, mais en saison… ? Les maisons neuves, grosses bâtisses comme les anciennes, se construisent en briques avec pierres de parement. C’est souvent réussi, parfois pas terrible, mais l’ensemble est respecté, ouf !

En Albanie, il ne faut pas tarder à venir, avant l’afflux des masses comme c’est déjà le cas l’été sur la riviera. Comme ailleurs souvent, il s’agit de ne pas être en retard de quelques années. L’authenticité locale s’enfuit à toutes jambes un peu partout mes amis d il y a de la ressource économico-touristique à se faire… Ici, à Moscopole, c’est pour l’instant réussi, du moins c’est ce que je vois hors saison, et dommage pour le gris et l’humide. Les petites églises s’intègrent parfaitement dans le décor, mais elles sont fermées. Il faudrait demander la clé je ne sais où ou peut-être participer à un circuit organisé. Pour les amateurs donc.