Bonjouratous,

A Korcë, mon voisin de petit dej est un jeune israëlien. Il voyage en bus. Nous parlons de covid. En Israël, ils en sont à la 3ème dose pour tous, et pourtant, comme en France et ailleurs, le virus n’est pas éradiqué. Cela lui pose quelques doutes quand il constate qu’en Albanie personne ne porte de masque et que les gestes barrière sont tout à fait théoriques. Rien ne signale un quelconque affolement, l’impression plutôt d’être dans un monde parallèle, une sorte de vie loin du monde réel, comme en uchronie. Ni le monde d’avant, ni le monde d’après, un monde ailleurs… Il en est de même pour moi. Il m’apprend l’existence d’un musée sur la photographie auquel il se rend et je l’accompagne. Il est 9h15, le musée ouvre à 9h… mais les portes sont closes. Cela m’avait fait le même coup hier au musée des icônes où j’avais patienté un bon quart d’heure. Aujourd’hui, les boutiques voisines nous indiquent que peut-être le musée ouvrira à 10h. Le jeune homme est intéressé par ma guerre, celle de 1988, quand je suis venu ici. Alors monsieur le français, c’était comment en 1988. Je lui parle de Tirana sans voiture, des femmes qui portaient des robes de même tissu et de la même couleur car il y avait eu arrivage le matin au marché, des boutiques misérables, des hôtels rares et inconfortables… Il me dit qu’il lit actuellement un livre sur cette période et que c’est exactement ce que je lui décris. Ouf ! J’ai une longue route à faire aujourd’hui pour Gjirokastra, je salue mon ami israélien et je m’en vais.

La route qui longe la Grèce à distance jusqu’à Ersekë est plate et excellente, les 45 kms avalés en à peine une heure. C’est une bourgade qui aimerait accueillir le monde pour les montagnes environnantes, les randonnées. L’Albanie a de quoi faire en écolotourisme. Une grande place toute vide où je prends un café. Puis cela commence à serpenter jusqu’à Leskovic, le paysage est superbe, petite route de campagne et de petite montagne bien abîmée par les hivers rudes. C’est rigolo de slalomer parfois entre les trous et on doit freiner quand on se croise. Heureusement on ne se croise pas beaucoup, la route et les paysages sont à moi. La route descend alors en serpentant encore, somptueuse toujours, ce si petit pays a des paysages vraiment grandioses, inhabités. Forcément il a forgé un peuple rude, nourri de légendes et d’honneur. Foncez vraiment sur la lecture de Kadare si vous ne connaissez pas. Si j’étais payé au nombre de virages effectués aujourd’hui, je serai millionnaire. Le poste-frontière avec la Grèce est juste là à gauche, j’ai une petite pensée pour le sirtaki. Retour vers l’intérieur du pays, la route est droite et parfaite jusqu’à Carshové. C’est à partir de là que j’appréhende un peu, route marquée secondaire, à certains endroits recommandée au 4X4 (que je n’ai pas).

Et puis on arrive à des travaux, je pense qu’ils réaménagent vraiment cette route, politique de l’élargissement, c’est un point d’accès depuis la Grèce, donc des pépettes en perspective. Mais pour l’instant c’est parfois boueux, une seule voie disponible, il vaut mieux ne pas avoir à se croiser. Au détour d’un virage, des voitures font demi-tour. Je demande (en anglais) à un conducteur si la route est coupée. « Monsieur l’albanais please, the road is-t-elle couped ? ». Il me dit que oui,je ne comprends pas ses explications. C’est galère. J’ai peu d’alternatives. L’Albanie est un pays de montagnes et les options routières sont limitées. Pour rejoindre Gjirokastra autrement, il me faudrait soit passer par la Grèce, ce qui me plairait bien, j’aime bien le sirtaki, et aussi le tzatziki, je ne suis pas sûr cependant que ma voiture de location albanaise soit acceptée, mais je suis prêt à aller négocier au poste-frontière. Ou alors refaire tout en arrière, c’est-à-dire Korcë, lac Orhid, Elbasan… et ça ne m’enchante vraiment pas. Je fais donc demi-tour et m’arrête à un bar de Carshové pour demander des informations. On me dit « no problem », ou qu’il y a une piste parallèle, ou que l’option grecque pourquoi pas, etc. Bref, pas plus avancé je repars à nouveau vers ma première route, histoire d’en avoir le cœur net. Un camion avec deux remorques me croise. C’est donc qu’il vient de l’autre côté, impossible pour lui d’avoir fait demi-tour sur cette route de montagne. Je me demande encore comment il a pu emprunter cette route si étroite et sinueuse. A sa suite, un cortège de voitures dont les chauffeurs doivent être bien furaxes d’avoir dû faire la queue leuleu sur des kilomètres. Rien ne m’arrêtera finalement, la route passe de mauvaise à potable puis à bonne. Les paysages sont toujours remarquables, c’est très inhabité, ce n’est pas ici qu’un virus viendra faire des dégâts. Je ne comprends toujours pas pourquoi ces voitures ont fait demi-tour, m’entraînant à leur suite !

Je déjeune en terrasse au bord de la rivière Drin peu avant Permet, des koftes (boulettes de viande) habituelles avec frites (patate) et yaourt. Le reste du chemin vers Gjirokastra est toujours un vrai bonheur, moutons en pagaille sur les bas-côtés, quelques ânes bâtés et charrettes à cheval, des vaches aussi 😊 Et que ça paraît aujourd’hui exotique de parler d’ânes, de vaches et de moutons ! D’autant plus que le soleil a reparu et que la voiture indique jusqu’à 21°C de température extérieure. Korcë et Gjirokastra sont distant de 80 kms en ligne droite seulement (200 kms par la route) et la température varie d’une quinzaine de degrés ! Tout va bien donc.

Gjirokastra (ou Gjirokaster selon l’humeur) est une beauté unique dans les Balkans, bâtie à flanc de collines de maisons ancestrales (plusieurs siècles) solides de plusieurs étages. Les toits sont en lauze débordent d’un bon mètre des murs, leur faisant comme un couvercle. L’ensemble est d’une très belle homogénéité. Les travaux de rénovation n’en finissent pas. Le site est protégé par l’Unesco. Gjirokastra est à majorité musulmane, ce qui donne l’honneur de l’appel du muezzin à la tombée du jour. L’appel est doux, pas agressif et braillard comme il l’est parfois ailleurs. Mon hôtel, la guesthouse Urat, est perché (euphémisme ici) tout en haut, un peu retiré et tout calme, une excellente taverne à sa gauche (Taverna Tradicionale) où on m’offrira ce soir une boisson aux clous de girofles (buvable) en bienvenue et un raki en adieu. Je n’arrive pas à accéder là-haut en voiture, travaux, pentes vraiment raides, peur de m’engager dans des voies sans issue sans demi-tour possible… Je me gare en bas et je grimpe à pieds avec ma valise. Je transpire sec (effet de langage 😊). Le garçon de l’hôtel va m’accompagner chercher la voiture, je n’aurais pas trouvé tout seul et mon albanais est très approximatif.

En chemin, je lui parle de ma guerre, celle de 1988… C’est un excellent sésame. Il n’était pas né. Quand il apprend que je suis français, il me parle de son arrière grand-père qui était soldat au début du 20ème siècle, dans la garde rapproché du roi Zog. Zog, roi autoproclamé dans les années 20, après les balbutiements de l’indépendance (1912 à vérifier), réformateur puis dictateur puis fantoche et enfin exilé avec toute sa cour et une partie du trésor albanais avant la guerre mondiale dans pas mal de pays (Zog fera des zigs et des zags en Grèce, Egypte, Angleterre…). Il s’établira luxueusement en France, aura pour maîtresse une danseuse nue des Folies Bergères (l’argent ça aide), se mariera avec une hongroise de 20 ans sa cadette (l’argent ça aide) et ne pourra jamais revenir en Albanie (ah pas toujours). Niet du régime communiste après la guerre. Zog mourra à l’hôpital Foch dans les années soixante, sera enterré à Thiais et sa dépouille sera transférée dans les années 2000 à Tirana. L’arrière grand-père de mon hôtelier, donc, a dû suivre l’ami Zog dans son exil, laissant femmes et enfants en Albanie. Il mourra en France sans avoir jamais revu sa famille et descendance. Une petite larme ?

Du balcon de ma chambre, accès par la salle de bains, en se penchant, on voit la citadelle toute proche, qui domine la ville. J’ai le temps d’aller la visiter, ça vaut vraiment le coup. Pour la grandeur. Pour les expositions d’armes et d’histoire de la ville. Pour la prison qui a été construite et qui a servi aux régnants successifs (Zog, italiens, allemands, Hodxa). Pour la vue sur la vallée, la ville nouvelle en contrebas et la ville ancienne où je suis. Se promener dans les ruelles de Gjirokastra peut être éprouvant l’été par temps de canicule. Aujourd’hui il fait gris (déception) mais il fait bon (satisfaction). Alors je m’imprègne tranquillement de la ville. Que de pierres. Deux maisons-tours se visitent, Skendulli et Zekate (200 lek chacune). Elles sont toutes les deux magnifiques et imposantes à l’extérieur et assez similaires dans leur composition intérieure. Trois étages, des salons, des chambres, un système ingénieux de récupération de l’eau de pluie par les murs, une pièce dédiée à la réception des mariages, etc. Très bien.

La maison d’Ismail Kadare, natif de Gjirokastra, est en rénovation lors de mon passage, hélas. En Albanie, Ismail Kadare est une vedette, une star, une idole, que dis-je, une icône, presqu’un cap. Presqu’aussi héroïque que Skanderbeg. Par sa plume, il a contré le pouvoir communiste honni, ça vaut tous les honneurs. J’ai lu une dizaine de ses livres dans ma jeunesse. Ils occupent toujours l’étagère de ma bibliothèque. Personne ne les lira plus sans doute et ma descendance ne se demandera pas quoi faire de ces bouquins jaunis. Mon premier fils s’est appelé Joseph, en référence à Joseph Kessel que j’admirais et aussi parce que nous aimions tout simplement ce prénom. Si j’avais eu un second fils à cette époque, selon la même logique, il se serait appelé Ismail. Ca aurait été difficile à porter pour un blanc-bec de la banlieue versaillaise ! Je viens de terminer un des derniers bouquins d’IK (il est encore en vie, 85 ans), La poupée. Ce court livre relate ses rapports difficiles avec sa mère, ses premiers écrits justement dans cette maison de Gjirokastra qu’il décrit avec ses mystères, son exil, ses retours… Dommage que je n’ai pu mettre des images réelles sur les mots.

Autre natif de Gjirokastra, le sinistre Enver Hodxa. Dans l’ensemble des représentations que j’ai vu de lui dans les musées, son visage est gribouillé. A Tirana, dans une pièce à l’écart de ce magnifique musée, où étaient entreposés bustes et statues de dictateurs communistes, Lénine, Staline…, la représentation d’Enver Hodxa était retournée comme s’il était au piquet pour avoir fait de grosses bêtises. Au pilori il aurait dû aller ! A un autre endroit, il était de côté, le nez cassé comme le sphinx de là-bas. Et pourtant, dans les boutiques à merdouilles pour touristes de la ville, qui ont remplacé l’ancien bazar, sont à la vente quelques mugs à son effigie (à côté de Mère Teresa) et de petits bustes. Pour les nostalgiques des affreux temps ? Pour le remercier d’avoir épargné la ville ?

On est dimanche. En fin de matinée arrivent les familles de la (peut-être) bonne société de Tirana. Les cinq ou six touristes, dont je suis, sont submergés, tsunamisés. Les albanais sont facilement reconnaissables. D’abord ils sont chez eux et beaucoup plus nombreux. Ensuite ils parlent albanais, une langue qui vient de nulle part, sans racine latine ou grecque, donc absolument incompréhensible. J’ai tenté de me faire dire comment on dit merci. Je n’ai pas retenu. J’en resterai au thank you. Ensuite ils sont habillés comme des sacs. Les hommes ont les cheveux ras, transpirent la magouille, passent leur temps en groupe d’hommes autour d’un café ou d’une bière, en tripotant leur téléphone, habillés d’un jean moulant ou d’un pantalon de survêtement, avec une préférence pour le second. Passé l’âge, les femmes sont plutôt bedonnantes, habillées comme nos campagnardes des années 50 avec les fripes qui leur tombent sous la main. Les plus jeunes, quand elles veulent faire des efforts, se donnent des allures un peu pétasses. Caricature naturellement, les gens que je croise sont adorables et les apparences, hein, on s’en balek. En tout cas, dès qu’on me voit, on me parle en anglais sans que j’ai rien dit ou demandé. Je dois avoir trop la classe 😉