5 – ARRIVEE COLOMBO

Ayu bohan

Je quitte Le Caire après un mois du nord au sud, et d’est en ouest. La première quinzaine était pleine d’enthousiasmes, pourtant dans les incontournables de l’Egypte. Surprises et intérêts. La fin a été plus relative notamment vers Alexandrie où je ne me suis pas trouvé, et surtout, où j’ai choppé une belle crève. J’ai encore une petite gêne respiratoire. J’ai décidé que Le Caire ne faisait plus partie du voyage. Plus de photos. Plus d’écriture. Je reviendrai y passer quelques jours quand le Grand Musée Egyptien à Gizeh daignera ouvrir ses portes entièrement. Autant dire que ce n’est pas demain la veille. Et pourtant, les deux journées où je m’y balade, me plaisent bien. Même si vieillot et lentement déshabillé, le Musée égyptien du Caire possède une richesse et une diversité de contenu qui m’ont vraiment surpris. Le Musée islamique, quant à lui, est aéré, très agréable à visiter et instructif sur les différentes phases de l’islam en Egypte (quoique très bienveillant sur l’islam par rapport aux autres religions). Et puis le Vieux Caire, flanqué de souks époustouflants, est pittoresque, j’ai beaucoup aimé. Mais je suis néanmoins content de quitter la pollution et la poussière. Et conscient qu’un profond changement d’atmosphère m’attend. 

Vol Oman Air en deux phases équidistantes. Première partie vers Muscat, RAS. C’est à l’aéroport de Muscat, dans ma zone d’embarquement que je retrouve les « doulougouldoulous », comment parlent les Sri lankais. Sur le vol vers Colombo, aucun arabe, seuls quelques blancs becs comme moi perdus dans la masse des esclaves, pourvoyeurs de main d’œuvre, qui retournent chez eux. C’est en sortant de l’aéroport de Colombo que je me sens y être. Les t-shirts que je tenais cinq jours en Egypte ne durront pas plus de cinq heures ici. L’air épais comme du manioc, comme l’avait écrit Lavilliers dans une de ses chansons brésiliennes. Ah Bernard, de belles authentiques émotions aux Victoires semble-t-il. Je me rappelle souvent cette anecdote où j’arrive un matin au bureau et dis à mon assistante, dont je pourrais largement être le père, espérant sans doute quelques paillettes dans son regard, « Hier soir je suis allé voir Bernard Lavilliers au Palais des sports ». Elle me répond (avec son regard vide d’inculte notoire) : « Bernard qui ? ». Je ne me souviens plus du prénom de cette assistante, ni qu’elle soit demeurée longtemps dans mes pattes, ni que nous ayons eu quelques conversations intéressantes.

 Je vais directement à Negombo, pas loin de l’aéroport en bord de mer. Des airs de Caraïbes je trouve (chaleur, humidité, peaux noires, quelques rythmes musicaux), pas loin du Brésil. Bernard n’a pas accroché avec l’Asie du Sud-est, il l’a dit, pas d’accord musical. Cela aurait-il été mieux avec l’Inde su sud ? le Sri Lanka ? Même pas sûr, je ne vois pas Bernard chavirer dans les standards bollywoodiens. Le temps est bizarre, très chargé d’eau contenue, très voilé, très venteux. Cela annoncerait l’orage de la décennie chez nous. Pas de ça, les nuages finissent par s’ouvrir. Negombo est très étirée. Au nord, longue plage à peu près propre, la majorité des guesthouses et des restaurants à touristes se trouvent là. Ça reste sage, sans dévoyer les habitudes locales. Au sud est la ville, les restes coloniaux. Je suis entre les deux. Je me baigne. L’eau est excellente. Je longe la mer vers la ville. J’attrape un marché de fruits et légumes, tous les mêmes, bananes, mangues, courgettes et d’autres que je ne sais citer. Sur la droite, un marché satellite ouvert étonnant où plein de poisson séché dans des grands sacs est présenté. Les narines s’affolent. Enfin voilà le marché au poisson fraichement pêché de la nuit. En bord de plage, on fait sécher les poissons par genre sur de gigantesques bandes. En bord de mer, les femmes rincent les filets et enlèvent les derniers poissons accrochés. En arrière-plan, ce sont les étals tenus par les femmes des marins, superbes (les étals, parce que les femmes des marins, bof). Je suis toujours extrêmement surpris des quantités de poissons qu’on trouve sur ces marchés. Et ce n’est pas de la pêche industrielle. Qu’est-ce que nous prélevons à la nature pour notre consommation ! Cela m’impressionne. Alors je fais une petite recherche. Ce sont 500 millions de poissons qui sont prélevés chaque jour pour la consommation humaine. Comment ont-ils compté ? A titre comparatif, nous tuons 200 millions de poulets chaque jour pour faire miammiam. Impressionnant ! Comment cela se fait-il qu’il en reste encore ? De quoi devenir végétarien. 

C’est un passage drastique d’un genre de voyage à un autre genre de voyage. Climat, environnement, paysages, religions, culture, architecture, densité de population, comportements, argent, langage. Pour ce dernier, la langue véhiculaire demeure l’anglais naturellement mais je dois me déshabituer vite de tics de langage. Les premiers jours, j’ai encore tendance à dire choukran à tout va, ce que personne ici ne peut comprendre. Ici c’est « Estuti », en tout cas en cinghalais. Pas trop compliqué. Bonjour c’est « Ayu bohan », mon accent doit s’améliorer, ils comprennent très bien hello et good morning. Ils le disent eux-mêmes. Et puis je n’ai plus aucune raison de faire l’autiste avec certains. Les gens sont naturellement souriants et accueillants, comme si nous étions leur privilège. Mais restons humble. En Egypte, mon budget alcool était resté dans l’enveloppe. Pas plus mal. La température du soir n’incitait pas au réconfort d’une bière fraîche, qu’on trouvait d’ailleurs très très peu. A Negombo, ma première gorgée de bière (et autres plaisirs minuscules… Philippe Delerm) est un pur bonheur. La bière nationale est la Lion Beer, très classique, même décevante. Question d’habitude sans doute. Essayer de trouver mieux pour les prochaines.

Mon dernier (et seul) passage au Sri Lanka date d’une trentaine d’années. A cette époque, je n’avais pu aller dans le nord. Les tamouls étaient en rébellion, séparatistes, et la guerre enrageait. Ces deux peuples, tamouls et cinghalais, qui n’avaient été finalement réunis qu’au moment de l’indépendance du pays (1948) après des siècles de cohabitation territoriale, se déchiraient. Il y avait frontière à l’intérieur même du pays. Les choses se sont calmées depuis, même si a priori, il y a toujours rivalité entre cinghalais et tamouls pour déterminer laquelle des deux « ethnies » aurait la primauté et que l’autre l’accepte. Mon but est de cette fois privilégier cette partie du pays. Je me souviens m’être souvent amusé à réciter les sites majeurs de l’île d’une seule traite car c’est ce que nous offrions en réponse aux demandes des tuktuks qui nous interrogeaient des endroits où nous étions allés, dans l’espoir peut-être de trouver un créneau disponible à nous vendre : Anuradhapura-Polonaruwa-Sigyria-Dambula-Nuwera Elya-Kandy… On s’amuse comme on peut. Peut-être que je n’irai pas revoir tout ça, bien que ma mémoire ait besoin d’un rafraîchissement. Pas que ma mémoire d’ailleurs. Il fait très chaud. Je vais prendre mon temps. Inch Allah… Ah non, c’est fini Inch Allah.

Sur cette partie de côte, les colons hollandais et surtout les portugais ont marqué leur religion. Vraiment beaucoup d’églises, de cimetières catholiques. En revenant à la guesthouse le soir, qui d’ailleurs s’appelle la Rodrigos Villa, j’entends une rumeur de chants, une litanie dans la nuit, pas très joyeuse à la sauce catholique, mais bourdonnante. C’est l’église qui fait sa messe du soir, l’intérieur est rempli de fidèles, mais ça ne suffit pas. Toutes les portes sont ouvertes et une foule d’autres fidèles ânonne les psaumes à l’extérieur. Ça donnerait presqu’envie de se convertir. On signe où ? Au marché de poissons, une dame derrière son stand m’a demandé si j’étais catholique. Elle a été très satisfaite de ma réponse positive et m’a gratifié d’un grand sourire. Pour un peu j’aurais eu double ration. Je n’entre pas dans les détails de mon rapport à la religion de mes ancêtres. Aux religions tout court. D’ailleurs, par souci d’équilibre concurrentiel, je dois dire que je vois aussi à Negombo quelques temples hindouistes kitchs à souhait et une mosquée. 

Je ne m’attarde pas et file vers Anuradhapura, 150 kms au nord, à l’intérieur des terres. 4 heures de bus. Je trouve une place assise en bord d’allée, dans un courant d’air, c’est parfait, il fait déjà chaud. Et puis les gens montent plus qu’ils ne descendent. Naturellement les personnes assises prennent sur leurs genoux les sacs des personnes debout pour ménager les côtes des voisins et peut-être éviter les mains baladeuses dans les sacs, si ce n’est sur les hanches. Je plains certaines jeunes filles coincées dans la cohue. Je me retrouve parfois la tête dans un sac, ou contre les seins voluptueux d’une dame. Tant que je n’ai pas une bite dure contre la joue, j’assure. Jolie et vaste guesthouse à Anuradhapura, la plus ancienne capitale (pendant 1000 ans) du Sri Lanka. La guesthouse me loue un vieux vélo type hollandais, sans vitesse. J’ai les jambes peu tendues dans le mouvement. Mais le système n’est pas mal du tout, comme un entraînement électrique, et puis le terrain est plat. Je pars à l’attaque des stupas, dagobas et autres temples doublement millénaires, ce que pour certains on ne croirait pas, tellement ils sont replâtrés, chaulés et blanchis. Toujours un peu pénibles les contraintes, couvrir les jambes, être tête nue, enlever ses chaussures… Y a-t-il des religions sans contraintes ? C’est bien ça le problème des religions…

Pour moi, l’intérêt est plus la promenade dans la campagne et les rizières que dans les constructions, les dagobas, qui sont des sortes de cloches pleines. Le principe est immuable : on n’entre pas, on tourne autour dans le sens des aiguilles d’une montre. On s’est préalablement déchaussé et on se brûle parfois les pieds sur la pierre cuite par le soleil. Les bouddhistes sont habitués et restent zen. On a également enlevé son chapeau. Les locaux sont souvent habillés en blanc pour l’occasion, belle unité. En tournant autour de ce tas de pierre, plutôt de briques, puisque c’est finalement cela, certains poussent la litanie avec ferveur, les yeux fermés. D’autres déposent les fleurs qu’ils viennent d’acheter, au pied de quelques autels et représentations de bouddhas.

Architecturalement, on est tout petit devant certains dagobas d’Anuradhapura. Ce sont des millions de briques empilées. On pense au principe des pyramides. D’ailleurs, avec ses 100 mètres de hauteur à son époque (un peu tassés aujourd’hui), l’un d’entre eux rivaliserait presque avec une pyramide de Gizeh. Un ingénieur anglais, qui n’avait rien de mieux à faire, aurait calculé qu’avec la totalité des briques de l’une on aurait pu construire un mur de trois mètres de hauteur reliant Londres à Edimbourg. On imagine donc l’ampleur. Pas trop de monde sur le site, mais c’est très vaste. Des retenues d’eau comme de grands lacs un peu partout. Et du vert partout. Comme le dit si bien un dicton franc-comtois, « Qui n’aime pas la verdure, le Sri Lanka n’endure ». Je rencontre quelques varans d’environ un mètre de long, des colonies de macaques pas très gros avec mères porteuses et les ibis blancs sont partout. L’entrée du site est assez chère, 30$ (25$ il y a très peu, belle inflation). On y passe facilement la journée.

Au petit déjeuner, un couple d’allemands de Göttingen qui sillonne le Sri Lanka pendant trois semaines dans un rutilant tuktuk rouge qu’ils ont loué. C’est Monsieur qui conduit. Nouvelle mode et pourquoi pas. Amusant. Une vingtaine d’euros par jour pour la location. Ça me paraît un peu cher quand je pense aux 10€/jour de location de voiture en Grèce. 25 kms/h en moyenne. Ils partent pour Sigirya aujourd’hui. Le lendemain, c’est un italien des Dolomites que je vois descendre de son tuktuk perso. A Mannar, je rencontre deux espagnoles de Navarre, la mère et la fille. Elles font également leur circuit d’un mois dans leur propre tuktuk. J’arrive au bon moment, elles se font un peu embêter et cherchent un restaurant. Nous sommes dimanche, tout est fermé ou presque. J’ai une adresse, elles ont le véhicule, on s’arrange. Elles payent moins cher (10€/jour, mais leur engin n’est pas flambant neuf). C’est sans doute la première fois que je monte gratuitement dans un tuktuk. Elles ne parlent pas anglais, sauf la fille qui est plus en retrait. On baragouine en franco-espagnol. Pas facile. Dommage. Je les recroiserai à Jaffna.

 

Robert Badinter est maintenant sous terre. Pour Alexei Navalny la route est finie. Et les filles du biathlon ont cartonné aux championnats du monde. Voilà pour les nouvelles du monde.

Depuis mon arrivée, une odeur de beurre fondu me gêne. Je n’apprécie l’arôme de beurre fondu que pour le Chardonnay. Ici c’est l’huile avec laquelle ils font frire leurs choses. A moins que ce ne soient certaines fleurs. Je n’arrive pas encore à déterminer au juste. Je vais trouver. Je vais m’y faire. Je m’y suis fait. Je ne la sens plus.

« Quand il n’y aura plus sur Terre que du beurre fondu

Avec le dernier soupir du dernier disparu

Dernier boum de la dernière guerre

Dernière ville sous la poussière

Et dernier espoir perdu… » (Les fourmis rouges de Michel Jonasz)

Et une autre anecdote me remonte. Je suis à l’Olympia au concert de Jonasz, debout serré contre un parfum, je ne saurais dire plus à part la blondeur, et je m’enivre de ce parfum qui ajoute de la magie au spectacle. Beaucoup de fantasme naturellement. Quand le parfum s’éclipse, je ne le suis pas. Si j’avais dû suivre tous les parfums qui m’ont entêté, mes enfants ne seraient pas les mêmes…

Joseph a trente ans ces jours-ci. Je lui souhaite de beaux voyages. Ça demeure virtuel.

Pour aller sur l'île de Mannar, 100 kms à l'ouest, changement de bus à Medawachchiya. Atchoum ! Ca tombe très bien, j'ai une petite heure pour admirer les peintures sur les piliers et murs de la gare routière. Ca évoque beaucoup la guerre, un peu de morale sur les addictions... Moi j'adore.

Mannar est au sud de la zone tamoule. Tout le monde est tamoul sur l’île. Beaucoup d’églises. Quelques musulmans. Je loue un scooter pour aller au bout de l’île, environ 30 kms. Des paysages superbes. Premier arrêt plage, Keeri beach, très longue étendue de sable blanc dur. La mer ne fait aucun mouvement, personne à l’horizon, pas besoin de se cacher pour se changer, elle est excellente, parfois quelques relents de poissons des pêcheurs qui agglomèrent leurs barques ça et là. Assez peu de points d’intérêts sur l’île mais c’est vraiment joli, propre, et les gens ont un sourire extraordinaire et spontané. Le voyageur pressé ne vient pas à Mannar. L’alcool se vend dans des boutiques dédiées, peu nombreuses et plutôt à l’écart. Il est midi, il fait très chaud et j’ai plutôt envie d’une grande bouteille d’eau, voire un petit seven up glacé pour me donner du peps, puisque je ne mange pas le midi. Je vais voir si dans une de ces boutiques ils ne vendent pas aussi du soft. Négatif. Je traverse la route, il y a marqué « restaurant ». J’entre dans une salle sombre. Des tas de mecs me jargonnent la bienvenue. C’est en fait l’endroit où ils viennent picoler. Ils sont éméchés correct. Atmosphère de fumerie d’opium. J’achète une bière que je boirai à la guesthouse ce soir. J’ai demandé à ce qu’on m’y prépare un menu spécial, histoire de changer du sempiternel rice curry des restaurants locaux, dont l’île est d’ailleurs pauvre. Ce sera du poisson et ce sera rudement bon.

En bout d’île, à l’ouest, on peut voir l’Inde avec une (très) longue vue. C’est le point le plus proche. Il y a quelques milliers d’années, les deux pays étaient reliés par une bande de terre qui est aujourd’hui sous l’eau. Ce sont des hauts fonds et de ce fait aucun gros navire ne peut passer entre les deux territoires. Il faut contourner par l’est. Plus de ferry non plus, depuis 1994. Et puis la guerre… et tout ça…

Je me lève à 6h pour aller voir les flamants roses qui migrent par ici paraît-il. Scooter au petit matin est un vrai bonheur. Des oiseaux, j’en vois, des différents, qui picorent leur plancton quotidien. Des flamands roses, niet. On doit être hors saison (Francis Cabrel). J’attrape un bus gouvernemental qui me brinqueballe en un peu moins de trois heures à Jaffna (prononcer Yafna), la capitale tamoule, là haut tout au nord. Je vais passer quelques jours en immersion tamoule.