Cher tous,

21 avril, mardi, semaine entamée, terme prévu de ce fantastique voyage. Il y en a qui triment, et d’autres qui tripent 😊 Trois mois éparpillés ici et là d’Oman en Thaïlande, en passant par le nord-ouest de l’Inde. Le temps s’est étiré, haletant, ah le temps, parfois dense, parfois vide, toujours le temps de faire, même le temps à ne rien faire, c’est toujours du temps. Il faut bien rentrer. Mes péruviens quittent la maison aujourd’hui. Quand je loue ma maison, me revient cet instinct d’appartenance. Après tout, je suis propriétaire de cette maison et de ce qui s’y trouve. Les gens que j’héberge deviennent mes gens. Je dis « mes locataires » comme je dirais « mon chien Sultan » ou mon « slip kangourou ». Remarquez bien l’exclusivité qu’on présente des choses et des personnes dont d’autres ne jouissent pas au moment où on les évoque. Ma femme, mon mari, mon boulot, ma maison, mes employés, mon boss, ma voiture, mon sandwich poulet… Nous sommes tous détenteurs de plein de choses que pourtant nous ne partageons pas. Fieffés capitalisme dans une économie mondialisée 😊 Pour moi, ici, et ces fameux péruviens qui n’appartiennent en fait qu’à eux-mêmes, il y a plutôt paresse d’écriture et raccourci. « Mes péruviens » au lieu de « les péruviens qui ont temporairement occupé la maison dont je suis le propriétaire »… Tout le monde a compris, on ne va pas sauter dans le vide et en faire un plat en eau trouble…


Voyage de retour agréable et assez rapide, l’avion est presque rempli. Les passagers, comme toujours, s’excitent et s’invectivent, se parlent fort en tout cas en s’échangeant allègrement leurs postillons et microbes de toutes origines. Les poux sautent de tête en tête. Les hôtesses, bourrées d’anticorps à la longue, doivent être immunisées contre toutes les maladies et parées contre les multiples microbes vaporisés par les vacanciers ! A Charles-de-Gaulle, le contenu humain des avions se précipite dans les mêmes files étroites. Un avantage de notre Europe unie est le passeport coupe-file qui permet d’accéder plus vite au retrait des bagages. La populace s’agglutine au plus près des tapis roulants, croyant faire venir prioritairement sa valise, mais ça ne marche pas toujours. Ceux du deuxième rang se faufilent parfois à grands renforts de coups de coude afin d’anticiper la prise de leur sac aperçu entre des jambes. Sortie de l’aéroport, liaison Paris par le RER nauséabond et surpeuplé. Après mes pérégrinations indiennes, je m’aperçois à peine de la saleté, de la promiscuité et des odeurs d’aisselles, tout est champ de lavande. J’ai déjà la tête chez moi, je pense m’y confiner quelques temps, le temps de rattraper le décalage horaire, reprendre mes marques occidentales, remplir mon frigo, respirer mes fleurs qui m’attendent pour s’ouvrir, envahir mon lit en grand travers, retrouver mes amis qui me demanderont « alors c’était comment ? »…


Il est rare qu’à mon retour de voyage, même de quelques mois, les choses aient bougé. C’est souvent très frustrant. Pas un décès de personnalité à se mettre sous la dent, pas de record du monde du lancer de marsupiaux… L’an passé par exemple, à la même époque, j’avais quitté la France en pleine crise des gilets jaunes et d’incertitude sur le Brexit. Croyez-vous qu’on aurait réglé ces affaires en mon absence ? Que nenni ! A croire que je serais indispensable à la marche de ce pays et de cette Europe bien endormie et tatillonne. Ces responsabilités virtuelles écrasent mes petites épaules à peine élargies par mes porters de sac réguliers ! Les gilets continuaient à défiler et houspiller et maugréer, réclamant une bonne lessive à force de traîner dans la poussière. Et les angliches étaient devenus experts dans l’art de la tergiversation, ne parvenant à se décider à nous quitter malgré un accord en béton que nous autres, européens du continent, leurs offrions, maintenant qu’ils avaient décidé de divorcer d’un commun accord avec eux-mêmes, qu’ils quittent au plus vite la maison. Et puis l’ambiance était toujours aussi morose, à donner envie de repartir par le vol suivant.

Cette fois-ci, 21 avril et les jours suivants, que de changements constatés. Merci à vous tous d’y avoir contribué. Je quitte un pays déchiré, une Europe désunie, une ambiance délétère (le mot est faible), un général bavard et creux, un premier vizir faussement serein n’ayant que le mot « ordonnance » à exprimer, une équipe gouvernementale branquignolesque… Bref, j’étais content de partir. Et naturellement je redoutais de revenir. Bonne surprise donc, en mon absence le ménage des affaires à tracas a été fait, la poussière consciencieusement poussée sous les tapis depuis des mois, voire des années, fut balayée. Je retrouve une France à l’air serein, presque joyeux.


A commencer par ce fameux projet de réforme des retraites qui mettait régulièrement le monde dans la rue, arrêt des trains et des métros à répétition, blocage de l’économie, des sorties culturelles, lutte des « pour » contre les « contre », mais par contre les « pour » étaient minoritaires… mais au pouvoir… La réforme allait passer à l’usure comme d’habitude, c’était certain, ou bien imposée par ordonnance après de fausses concertations biaisées, ce qui était devenu la marque de fabrique de cet exécutif sans inspiration et si apte à se rendre impopulaire et établir la discorde générale. C’était en tout cas la dernière carte du général et du premier vizir. Reculer eut été se désavouer, le quinquennat serait terminé avant l’heure, il n’y aurait plus qu’à jouer aux cartes durant les conseils. Il leur fallait continuer à faire semblant d’écouter, bizarrement personne n’était dupe, pour faire tomber le couperet froid au final. Depuis plusieurs mois, pour cause de transports aléatoires, je n’avais plus mis les pieds dans la capitale. Je finissais par croire que mon karma était la vie banlieusarde, plus simple, plus aérée, plus respirante, peut-être plus inspirée… Qu’avez-vous donc fait pour obtenir un consensus ? Le général a envahi un soir les écrans et, en as du verbe, a fait larmoyer la population à son avantage autour du thème de la sauvegarde de la Nation. Les syndicats, hypnotisés, conscients maintenant que l’avenir de la France était préférable à celui de leurs adhérents, sont entrés dans le jeu du pouvoir. Affaiblis depuis des années, ils demeuraient en lutte entre eux à savoir qui aurait la plus grosse et le gouvernement avait bien compris leurs stériles divisions. Renvoyant le projet de réforme à leur appréciation, et n’obtenant pas de consensus, ni de solution réalisable, comme tout un chacun pouvait s’y attendre, la barre étant fixée à 6,20m., le gouvernement en profita pour modifier son texte. Il contourna astucieusement le problème de l’âge pivot, leurre à ronger sur lequel tout le monde plongea avec hargne. Il le supprima à la grande joie de tous, ils avaient gagné, provoquant des scènes de liesse générale un peu partout dans les régions. Profitant de l’accalmie joyeuse, il obtint que la retraite serait dorénavant accessible pour tout le monde, privé comme public, à l’âge de 75 ans et demi.


Ayant enfin compris que le vocable « ordonnance » provoquait des levées de bouclier, il fit donc passer son texte à l’assemblée nationale par « résilience ». Le général, qui d’habitude endormait son auditoire lors de ses interventions du soir au JT en employant le ton gaullien qu’il affectionnait, surprit cette fois-ci son monde en annonçant la mise en place de l’opération « Résilience » (« Je vous ai compris » - « résilience », vous suivez ?). Sans vraiment comprendre le sens du vocable ni ses incidences, les français le trouvèrent joli au son et y adhérèrent d’un seul homme, suivez la femme, sans l’ombre d’une réticence, leur général était devenu un parfait démocrate concertateur. Les journalistes ayant été copieusement corrompus, comme cela devenait la règle, l’opération Résilience passa comme une lettre à la Poste. Les français en étaient d’autant plus heureux qu’on avait promis à tous, petits et grands, salariés et chômeurs, du privé comme du public, rouquins et chauves,… une prime de 75,50€ étalée à l’horizon 2033. La confiance étant maintenant conférée de manière aveugle au pouvoir en place, il n’avait pas été jugé utile d’incorporer ce fait dans le texte voté. Le moral des français était remonté d’un seul coup et, chômeurs comme salariés, étaient prêts à retrousser immédiatement leurs manches pour rempiler encore pendant 20 ou 30 ans pour les plus âgés. La réforme étant rétrospective, les jeunes retraités furent contents qu’on leur supprime leurs nouvelles pensions et de repartir au charbon pour 10 ou 15 ans. Comme avait dit le général, « le travail c’est la santé ». Pour ces derniers, on trouva des postes, mal payés mais tellement formateurs, dans les maisons de retraite pour personnes dépendantes. S’occuper des vieux et apprendre à tricher aux cartes les préparera astucieusement quand viendra leur tour ! … si toutefois l’âge de la retraite, au moment venu, ne sera pas encore repoussé au calendes grecques ou d’ailleurs. Des postes d’avenir en quelque sorte.


Le général, dans son allocution, avait étonné les téléspectateurs en inventant la phrase « Gouverner, c’est prévoir ». Il avait ajouté : « et prévoir, c’est rassembler pour décider ». Bon sang mais c’est bien sûr, comment n’y avait-on pas pensé, étant habitués à cette succession de petits potentats agissant au gré des événements, confus et se contredisant allègrement au gré des résultats du Loto. Ce gouvernement-là était bien en place. Avec son appétit de résilience et ses aptitudes à la prévoyance, si ce n’est la prévision, les français devenaient d’un coup rassurés par le fait d’être bien gouvernés par des gens à l’écoute, qui n’hésitaient plus, ne racontaient plus n’importe quoi un jour pour dire l’inverse le lendemain, prenaient des décisions bien expliquées et bien comprises. Il allait prévoir, le meilleur comme le pire. Le peuple était protégé. On vit des femmes nues et des hommes velus défiler en portant un masque à l’effigie du général. On ne savait encore trop bien si ce masque devait être porté à l’appréciation ou de façon obligatoire en public. Pas de souci, à l’appui d’experts reconnus par eux-mêmes, le gouvernement trancherait plus tard, il fallait prendre le temps de la fabrication.


Et puis il y avait aussi ces élections municipales qui avaient du mal à émerger dans tout ce tintamarre, au point qu’on se demanda s’il fallait les tenir ou les repousser quand la situation serait redevenue favorable au parti présidentiel. Le premier vizir, toujours astucieux et œcuménique, décida que le premier et l’éventuel second tour aurait lieu le même jour. Les français louèrent l’efficacité du premier vizir et l’on revit dans la rue les femmes nues et les hommes velus masqués à l’effigie du général et enthousiastes de façon parfois obscène. Le premier vizir ne prit même pas soin de passer l’affaire par Résilience, tout le monde était bien d’accord pour aller au plus vite, sans qu’il y eût besoin de passer par d’interminables arcanes administratives, voire constitutionnelles. Au grand dam des bureaucrates, la France devenait enfin efficace. Plus besoin de promesses pour accrocher le peuple à quelque chose, nos gouvernants prenaient enfin des décisions qui surprenaient, les gens n’y voyaient que du feu, ils plongeaient même dedans. Ainsi, le jour dit, on vota pour le premier tour le matin de 8h à midi. Durant l’heure du déjeuner (buffet campagnard gratuit, généreusement offert par l’Etat, quelques milliards dépensés), les listes se concertaient et faisaient leur petite popote pour se présenter au deuxième tour de l’après-midi, dont l’horaire avait été fixé de 14 à 20h. Ni vu, ni connu, je t’embrouille, les majorités municipales se reconstituaient d’un coup. Et on pouvait passer vite à l’action.


Paris, les listes des arrondissements passèrent dès le premier tour et le Conseil de Paris, réuni dans l’après-midi, élurent Benjamin Grivaux à une écrasante majorité. Anne Hidalgo eut beau promettre la réouverture des quais aux voitures en dernier recours, rien n’y fit. Elle prit sa petite valise en carton, passa entre les rangées de femmes nues et d’hommes velus venus fêter l’événement et dit que « Paris valait bien une mobilité douce ». Personne ne comprit à quoi elle faisait allusion. Benjie, c’est ainsi qu’on appelait maintenant le nouveau maire en référence à sa bonhommie rigolarde, fit immédiatement rouvrir les maisons closes et offrit à tous les parisiens un an d’abonnement gratuit au site de rencontres de son choix, deux ans s’il s’agissait d’un site de rencontres coquines. Il fit mettre en vitrine de toutes les librairies le roman de Guillaume Apollinaire, les Onze Mille Verges, pour fêter sa victoire inattendue (plutôt tendue d’ailleurs) et transforma la devise de la capitale en « Fluctuat mav ergedur ».


Retour à mon retour. Paris intra-muros me manque vite. Ma banlieue demeurant assoupie, j’ai besoin de profiter d’une bonne ambiance urbaine, et, moi qui suis entouré d’arbres, de bogues et de glands, je file me balader aux Jardins du Luxembourg. Quelle surprise. Parmi

les promeneurs à pieds, à cheval, à vélo ou juchés sur des chevreuils apprivoisés et sellés, d’autres promenant en laisse un chien, un chat ou un pangolin nain, de nombreux couples (et groupes), totalement dénudés, s’adonnent à des copulations bruyamment joyeuses. Les gestes, sans barrière générationnelle, de genre ou de race, ni sans doute confessionnelle (ce que j’ai du mal à juger) sont précis sans être mécaniques. J’essaye de mémoriser certaines positions acrobatiques, voire incompréhensibles, de ces corps désarticulés défiant les lois mathématiques de l’équilibre et de l’encastrement. Je tenterai d’en reproduire certaines (si comprises) lorsque l’occasion se présentera pour moi. La population s’est débridée d’un coup, les opportunités ne vont donc pas manquer. Quelques chaleurs humides m’envahissent déjà. J’apprends qu’un vaccin universel protégeant de toutes les maladies connues, et celles à venir dit-on, vient d’être mis au point dans un laboratoire des Asturies septentrionales. Tout va bien alors et que vienne la promiscuité. Il est simplement à craindre une recrudescence de bébés, tant les « comportements barricades » (nouveau terme québécois) comme la mise en place du préservatif à poil dur, le doigt d’honneur à la Patrie ou la gymnastique aquatique de marécage ne sont plus respectés que par quelques-uns. Mais le général l’a déclaré, « les tests de grossesse, comme les tests de personnalité, seront gratuits pour toutes les femmes de plus de 63 ans et demi, après dépôt d’une cagnotte de 89,99 € à la Caisse bien nommée des Dépôts et Consignations. Ils seront disponibles incessamment et en suppo ». Lorsqu’un journaliste a demandé ce qu’il en était des test-amants, test-aux-stérones et des test-icules, tout le monde a rigolé. Quel boute-en-train ce général auquel on peut tout dire sans qu’il ne s’offusque.


Je me retrouve sur la ligne 13, la rame est bondée, j’ai joué des coudes pour m’affaler à côté d’une grosse dame qui me coince contre la vitre, je respire ses graves odeurs d’aisselles, sa respiration est bruyante et fétide, un cauchemar qui pourtant m’excite. J’ai les gouttelettes qui suintent au bas de mon dos. Pourquoi ai-je une kalachnikov en bandoulière ? Mystère ! Et qui m’a donc habillé d’une culotte de peau autrichienne ? Je n’aurais sans doute pas du boire le breuvage que m’a tendu ce curé qui portait un soutien-gorge rose au-dessus de sa soutane. Merci mon père… La femme rousse qui me fait face caresse mes doigts de pieds négligemment avachis sur ses genoux. Elle est consciencieuse et me sourit à pleins chicots avant de vomir sur le petit vieux tuberculeux, à moins que ce ne soit la lèpre, à ses côtés. A la station Jean-Marie Le Pen, des personnes en blouse blanche portant un masque à l’effigie du général, l’un soufflant dans une corne de brume argentée, pénètre dans le wagon et débarquent le petit vieux qui vient de décéder. Et tout le monde applaudit, en criant « Apéro ! Apéro ! » en brandissant « La Peste » de Camus. Et moi je transpire, je suffoque, j’expire. Je demande à la grosse femme où ils emmènent le vieux. Elle me répond dans un rire très gras : « Mais dans leur tacot vide ! Leur tacot vide ! Tacot vide… ». Cot vide… Covid… Tralala, « il est 8 heures sur France Inter, suite de la matinale de Nicolas Demorand et Léa Salamé, covid encore, covid toujours, 437 personnes décédées hier annonce le directeur de la santé… »